Alula : le jardin/la jungle

Alula, petite aile : d'un battement, l'enfant-lecteur rejoint un pays imaginaire. Reto Crameri y ajoute d’ailleurs un sous-titre : Alula jardin versus Alula jungle. Un jardin-jungle dans lesquels s’égarent volontairement deux jeunes enfants dont la silhouette crayonnée est intemporelle, comme une image idéale de l’enfance. Autour de ces nouveaux chasseurs de monstres, la nature se déploie, gigantesque : larges corolles de fleurs rouges, clochettes bleues, feuillages verts dressés comme des couteaux au centre de la page. Même au jardin, la nature est une jungle. Sur la page d’un blanc mat, l’artiste use d’une palette réduite aux couleurs primaires, dans une tonalité adoucie, et qui par rapport au réalisme, fait un pas de côté. 

Un chat s’enfuit, pris en chasse aussitôt. Sa silhouette bleue, sa queue préhensile et sa malice guident les petits parmi les grandes herbes alourdies d’escargots, les grands fûts d’arbres bleu sombre, marqués de nichoirs comme autant de dés du jeu de hasard qu’est cette escapade. Un long tuyau comme un serpent roule et déroule ses spirales piégeuses, comme la forêt des tiges des haricots rames sur leurs échalas. Certains motifs intriguent plus que d’autres, des pinces à linge oubliées, mâchoires ouvertes, semblent claquer des dents sous le fil à linge. L’aventure se corse, et l’imagination s’emballe : il faut trouver un radeau, traverser une forêt de liane en liane, escalader une drôle de montagne, franchir précautionneusement l'ombre d'un pont de corde et traverser un territoire hostile peuplé de masques énigmatiques. Voilà le bord de la rivière, il faut la traverser en sautant de pierre à pierre… Au milieu, l’eau fait comme un miroir. 

C’est qu’il faut retourner le livre : au-delà, la jungle, la vraie, commence, avec la deuxième aventure. Le guide est un papillon à l’aile ocellée, et cet œil mystérieux, pastille bleue sur fond blanc, se détache sur l’aile jaune comme un phare, et il entraîne les enfants à la découverte de créatures étranges, caméléons invisibles sur les hampes de fougères spiralées comme des hippocampes, grand serpent vert qui se mélange aux lianes, crocodiles faussement endormis qui guettent au ras de l’eau. Chaque motif est revisité à l’image de l’environnement. Leurs couleurs s’adaptent à l’atmosphère, imageant les sensations, tour à tour fantômes blancs ou apparition colorée, empreinte de gravure ou silhouette finement tracée, tous entraînent le lecteur à découvrir les enfants penchés sur leur reflet dans l’eau miroitante, et sont aussi des clés pour réinterpréter la précédente histoire : un livre qu’on tourne et retourne à l’envi pour un récit à rebondissements, qui nous entraîne loin, très loin, au pays de l’enfance en liberté, comme sur l’aile d’un papillon. Pure poésie.