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Excursion guidée à travers la représentation des personnages LGBTQI+ dans la littérature jeunesse d'expression française

Un compte-rendu de l'ouvrage Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse?, de Sarah Ghelam et Spencer Robinson, Strasbourg: éditions On ne compte pas pour du beurre, 2024.

Excursion Guidée Où sont les personnages LGBTQI+ dans la littérature jeunesse
Nils Kapferer*
15 janvier 2025

Couverture de l'ouvrage de recherche (© On ne compte pas pour du beurre)
Couverture de l'ouvrage de recherche (© On ne compte pas pour du beurre)

Sarah Ghelam a acquis une solide expertise autour et sur le livre jeunesse au travers de ses nombreuses activités, que cela soit en qualité de libraire, d’éditrice, de directrice de collection ou de chercheuse. C’est d’ailleurs à Sarah Ghelam que l’on doit déjà l’essai Où sont les personnages d’enfants non blancs en littérature jeunesse? Dans ce nouvel essai intitulé Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse? publié dans la collection J’aimerais t’y voir de la maison d’édition On ne compte pas pour du beurre, Sarah Ghelam s’est adjoint l’expertise de Spencer Robinson chercheur et un auteur-illustrateur d’albums pour enfants. À noter qu’en plus de leur expertise en matière de littérature jeunesse, Sarah Ghelam et Spencer Robinson apportent dans cet essai leurs expériences et vécus de personnes appartenant à la minorité OSAIEGCS (orientation sexuelle et affective, identité et expression de genre, caractéristiques de sexe).

Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse? passe en revue tous les albums en français édités par les maisons d’édition jeunesse traditionnelles jusqu’à la publication de l’ouvrage en 2024, le premier de ces albums datant de 1999. C’est ainsi aujourd’hui l’essai le plus complet en matière d’albums destinés aux 0 – 6 ans comportant un ou plusieurs personnages LGBTQI+.

Le corpus de Sarah Ghelam et Spencer Robinson comprend ainsi 70 albums. Il convient de relever que ce corpus se répartit de manière très inégale entre les lettres du sigles LGBTQI+, 33 ouvrages présentent des personnages lesbiens, 27 des personnages gays, un album met en scène des personnages bi. Les albums traitant de la transidentité sont en réalité peu nombreux, certaines maisons d’édition confondant la transidentité, l’expression de genre ou les rôles de genre. Sarah Ghelam et Spencer Robinson identifient ainsi 6 albums avec un personnage explicitement trans. 3 albums présentent un personnage queer et aucun album jeunesse français ne présente un personnage intersexe.

Chaque album est brièvement résumé et pour la plupart d’entre eux des extraits sont cités, permettant d’illustrer de manière pertinente les propos des auteur·rice·s.

Le sigle LGBTQI+ est le fil rouge de cet essai de 157 pages. Lettre par lettre, Sarah Ghelam et Spencer Robinson ont analysé l’ensemble de leur corpus suivant la même structure tripartite:

  • Représentations majoritaires
  • Représentations rares
  • Représentations (quasi) manquantes

L’essai se termine avec la liste de tous les albums analysés, la grille d’analyse ainsi que quelques recommandations bibliographiques, des adresses d’associations LGBTQI+ françaises ainsi que des ressources en ligne. 

➽ Pour découvrir le sommaire détaillé, c'est par ici!

Des 60 albums avec des représentations lesbiennes et gays, les auteur·rice·s relèvent qu’à une exception près, aucun personnage ne définit son orientation sexuelle ou affective, ouvrant la possibilité à ce qu’iels soient possiblement bi, lesbiennes ou gays. «Nous savons seulement qu’à un moment T, iels ont été dans une relation amoureuse lesbienne ou gay». Cette relation amoureuse est par ailleurs très normée, la majorité de ces représentations se faisant au travers de familles lesbo- et gayparentales dont la représentation banalisée est par ailleurs rare. Sarah Ghelam et Spencer Robinson constatent que les personnages lesbiens ou gays, âgés (a fortiori sans enfant) ou au contraire jeunes, sont quasi inexistants.

En ce qui concerne les personnages lesbiens jeunes, un grand nombre évolue dans «des mondes irréalistes, merveilleux», ne permettant pas à une jeune lectrice d’intégrer le lesbianisme comme une orientation sexuelle existante. Les auteur·rice·s pointent par ailleurs l’incapacité de la critique littéraire (jeunesse) «à décrire des personnages de fiction comme étant des personnages lesbiens», participant ainsi à «l’impossibilité de la possibilité lesbienne». Autrement dit, «[c]e n’est pas seulement que toute relation entre femmes sera perçue comme amicale par défaut, c’est qu’elle ne pourra être considérée que comme telle».

Les albums traitant de la gayparentalité non banalisée «contiennent tous des propos et idées homophobes». Quant aux personnages gays, dans la grande majorité, ils sont présentés comme malheureux, renvoyant l’image qu’être gay est «source de conflits, de violences, de douleurs, qu’il est impossible ou difficile d’être heureux et gay».

Sarah Ghelam et Spencer Robinson concluent qu’«[i]l ne [leur] semble pas anodin qu’il y ait une relative profusion de personnages lesbiens merveilleux d’un côté et de personnages gays malheureux de l’autre. Il s’agit simplement de ce que l’imaginaire collectif a intégré sur les vécus lesbiens et gays: les lesbiennes n’existent pas et les gays souffrent».

On peut relever au sujet des représentations familiales, que ce soient les parents (famille arc-en-ciel) ou l’enfant concernés, l’essai ne critique que peu la représentation familiale très hétérocentrée, principal cadre de représentation des personnages des minorités OSAIEGCS dans les albums jeunesse. Cette critique est un peu présente dans la partie consacrée à la lettre G (pages 67 et 68 ainsi que 83), mais elle est totalement absente pour la lettre L alors qu’il y aurait matière. En effet, il ressort des albums analysés pour la lettre L (page 27 et 28) que la famille, en plus d’être représentée de manière très normée, est également systématiquement présentée comme un havre de paix, un lieu de protection. Cette représentation est pourtant et malheureusement bien souvent loin de la réalité des personnes des minorités OSAIEGCS.

Les albums se proposant de présenter des personnages trans confondent souvent l’identité de genre avec l’expression de genre ou les rôles de genre. Sarah Ghelam et Spencer Robinson soulignent ainsi qu’«[i]l est important de différencier les récits de remise en question de son identité de genre assignée à la naissance, et les récits d’exploration de son identité de genre assignée à la naissance sans remise en question. Seul le premier relève du vécu trans». Par ailleurs, comme pour l’orientation sexuelle et affective gay, les albums jeunesse traitant de la transidentité ont tendance à présenter le personnage comme fragile, souvent dépendant pour son bonheur des personnes cis, contribuant à «renforcer l’idée que les personnes trans sont des personnes fragiles à aider».

À quelques albums près appartenant presque tous à la catégorie «Représentations (quasi) manquantes» pour les lettres précédentes, les trois albums représentant des enfants queer sont ceux qui se distinguent le plus positivement. «Les enfants queer de ces albums ont leur propre sens de soi en plus de recevoir du soutien inconditionnel de leur famille».

La lecture de cet essai ébranle et interroge à plus d’un titre. Tout d’abord, la publication d’albums jeunesse en français avec des personnages LGBTQI+ depuis 1999 n’est que de 70 albums, ce qui «ne représente même pas 1% de la production annuelle de livres pour les 0-6 ans en France». Ensuite, il ne sera pas vain d’aller en bibliothèque pour chercher ces albums, un nombre considérable d’entre eux étant en arrêt de commercialisation. Finalement, bien qu’il puisse y avoir de bonnes intentions de la part des auteur·rice·s d’albums jeunesse présentés tout au long de l’essai, le constat accablant de leur inadéquation à traiter les personnages LGBTQI+ et leur vécu nécessite une grande vigilance afin de ne pas choisir un album qui véhicule des stéréotypes, voire des représentations homophobes ou transphobes, réduisant drastiquement le nombre de titres de ce corpus déjà peu fourni.

Grâce à la lecture de Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse?, il est possible de choisir les quelques albums ayant une approche juste du sujet. Nous ne pouvons que remercier vivement Sarah Ghelam et Spencer Robinson d’avoir ainsi balisé nos lectures d’albums jeunesse avec des personnages LGBTQI+.


*Nils Kapferer est cherchereuse en études genre et droit. Yel accorde une attention particulière dans ses travaux aux thèmes OSAIEGCS.


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Découvrez les autres ouvrages de la collection J'aimerais t'y voir.