La littérature accessible à toutes et tous, sans exception
Céline Witschard, co-fondatrice de Plein Accès, association pour l’inclusion des personnes en situation de handicap, a créé il y a deux ans la médiathèque numérique MonaLira. Au catalogue, déjà plus de cinquante mille titres et trente revues, magazines et journaux récents pour tous les âges. Les textes sont adaptés dans plusieurs formats et destinés non seulement aux personnes aveugles, malvoyantes ou sourdaveugles, mais aussi à celles qui ont des difficultés de compréhension ou d’attention, ou un trouble dys.
Céline Witschard, co-fondatrice de Plein Accès, association pour l’inclusion des personnes en situation de handicap, a créé il y a deux ans la médiathèque numérique MonaLira. Au catalogue, déjà plus de cinquante mille titres et trente revues, magazines et journaux récents pour tous les âges. Les textes sont adaptés dans plusieurs formats et destinés non seulement aux personnes aveugles, malvoyantes ou sourdaveugles, mais aussi à celles qui ont des difficultés de compréhension ou d’attention, ou un trouble dys.


Vous êtes une lectrice ou un lecteur passionné·e? Alors imaginez un instant votre frustration si vous n’aviez accès aux ouvrages nouvellement parus que des mois ou des années plus tard, voire jamais. Si uniquement une infime quantité de titres – pas forcément vos préférés, bien sûr – étaient mis à votre disposition sur la totalité de ce qui paraît. Si de nombreux livres intéressants étaient si mal imprimés que vous ne pouviez même pas les déchiffrer. Et s’il n’existait que de rares, voire aucun, ouvrages spécialisés disponibles pour la formation que vous désirez suivre. Scénario désespérant d’un film catastrophe? Non: c’est le quotidien parfaitement réel des personnes en situation de handicap visuel, cognitif, intellectuel ou physique, et de celles qui sont confrontées à des troubles neuro-développementaux comme la dyslexie, le TDAH ou les troubles du spectre de l’autisme.
Les mêmes chances pour tout le monde
Désireux d’offrir à ces personnes les mêmes chances qu’aux autres lecteurs et lectrices, une jeune femme, Céline Witschard, et son collègue Alex Bernier, ont décidé de lutter avec leurs propres armes contre la passivité – ou la méconnaissance – de ceux qui ont accès aux livres sans difficulté. Et nul doute qu’on va entendre beaucoup parler de leur travail dans les années à venir.
Car Céline Witschard, ancienne enseignante et journaliste, atteinte d’un glaucome congénital qui lui fait peu à peu perdre la vue, compense cette perte par un optimisme contagieux, une soif insatiable de découvertes et de connaissance et un talent fou pour la communication et le partage d’idées. Elle a ainsi entre autres fondé en 2021 Vision Positive, son entreprise de formation et accompagnement de projets en matière d’accessibilité de l’information, ainsi que d’accueil des publics empêchés. Et co-fondé avec Alex Bernier, lui-même ingénieur informaticien aveugle de naissance et spécialiste en informatique documentaire, les associations Plein Accès Suisse et France, qui luttent pour l'inclusion à tous les niveaux des personnes en situation de handicap.
Ces dernières sont à l’origine du lancement, il y a tout juste deux ans, de MonaLira: une médiathèque numérique novatrice, qui permet aux personnes en situation de handicap visuel – mais aussi à toutes celles qui ont des difficultés de compréhension ou qui présentent des troubles dys, un TDAH, un TSA ou une déficience physique empêchant de consulter un livre imprimé – d’avoir accès à plus de 50 000 titres, ainsi qu’à une trentaine de magazines, journaux et revues actuels. Une vraie caverne d’Ali Baba pour les dévoreurs de récits. «En fait, on envisageait d’arriver à 100 000 titres pour nos deux ans, mais c’était un peu ambitieux», s’amuse la jeune entrepreneuse genevoise. «Mais on va bientôt y arriver, puisqu’on adapte en moyenne deux cent cinquante livres par semaine.»
Des voix de synthèse bluffantes
Pour parvenir à un résultat aussi impressionnant, elle et son associé utilisent un système d’adaptation semi-automatisé et des voix de synthèse. «La plupart des endroits en francophonie travaillent beaucoup avec des donneurs et donneuses de voix bénévoles», remarque-t-elle. «Mais cela demande un engagement des personnes, et un travail de lecture qui prend du temps. Le fait d’utiliser des voix de synthèse permet d’adapter le texte plus rapidement. Et on remarque de toute manière que, maintenant, ces voix ont généralement des intonations très humaines, qu’on a parfois tendance à confondre avec des voix réelles.»

Car les voix, de synthèse ou non, sont presque des amies pour qui fait appel à elles. Il y ainsi celles qui ont été pourvues d’un prénom sur les supports de lecture audio: Margaux, Marion, Antoine… Il est même possible de choisir un timbre joyeux ou triste ainsi que plusieurs accents, dont le québecois! Pour sa part, Céline Witschard a une préférence pour une voix pourvue d’un beau timbre chaud et grave. «C’est vrai que je préfère les voix d’hommes, elles sont moins fatigantes à écouter», note-t-elle. «Des études démontrent d’ailleurs qu’on arrive mieux à se concentrer en entendant des voix graves qu’avec celles qui sont aigues ou nasillardes…». Sur la base de ce constat, la voix de synthèse employée pour l’enregistrement des livres disponibles sur MonaLira est masculine, avec un timbre agréable.
Démultiplier les formats et les supports
Mais sur MonaLira, les livres et revues ne sont pas uniquement disponibles en format audio. Les utilisateurs peuvent également avoir accès aux textes synchronisés à l’audio, au braille numérique, aux grands caractères, à la coloration syllabique, aux systèmes FALC (facile à lire et à comprendre) et FAL (facile à lire), à la langue des signes filmée, etc. Et tout peut être lu ou écouté par le biais d’applications sur tablette, ordinateur ou appareils dédiés. «L’idée est de pouvoir démultiplier les supports», souligne la jeune femme. «Alex Bernier a aussi développé tout le système de programmation. Ainsi, chaque texte est personnalisable à 100%, que ce soit pour l’interlignage, l’espace entre les lettres, la taille et la police de caractères, le format de la page, la couleur du fond, la mise en couleur des syllabes pour une meilleure lisibilité, l’indication ou non de la pagination, etc. Nous utilisons aussi le format Daisy, qui permet aux lecteurs et lectrices non seulement de reprendre exactement la lecture à l’endroit où ils se sont arrêtés, mais aussi de décider de la vitesse de lecture, de mettre des marque-pages, ou encore de naviguer dans la table des matières.» Car ainsi que le prône le site de MonaLira: «Pouvoir lire autrement est un droit», et l’équipe met tout en œuvre pour que ce soit réellement le cas.

L’importance du choix
Quant aux titres à disposition, il y en a bien sûr pour tous les goûts et tous les âges. «Il est très important que les lecteurs aient le choix! Car pour l’instant, cette possibilité est encore très restreinte ou n’existe pas dans les bibliothèques publiques et hors du spécialisé de manière générale. Et cela maintient les gens captifs des structures œuvrant dans le milieu du handicap.» Ainsi, étant donné que la très grande majorité des personnes présentant un handicap visuel sont des personnes âgées, elle se souvient sa désillusion, à l’époque, devant le choix centré sur les romans à l’eau de rose ou du terroir en grands caractères – elle-même étant pour sa part grande amatrice de fantasy et de science-fiction. «Certains types de littérature sont très sous-représentés, et c’est pour cela que nous mettons un point d’honneur à ce que notre médiathèque puisse répondre à toutes les envies. Nous sommes ainsi les premiers à avoir rendu la rentrée littéraire accessible dès l’été 2023 en Suisse romande. Et nous accordons une grande importance aux jeunes, qu’ils soient déficients visuels ou pas, car ce sont de grands lecteurs. On peut par exemple adapter rapidement des séries comportant de nombreux tomes, ce qui est plus difficifile et contraignant pour les bibliothèques qui travaillent avec des donneuses et donneurs de voix bénévoles.»
Des magazines J’aime lire aux romans de maisons d’édition comme Flammarion, Bayard, ou encore Hachette Jeunesse, en passant par les grands classiques comme Cyrano de Bergerac – le livre préféré de Céline Witschard, qu’elle a lu et relu maintes fois – ou Vingt mille lieues sous les mers: tout parent, enfant, ado et jeune adulte peut ainsi également bénéficier d’innombrables heures d’émerveillement littéraire. «Et les lecteurs peuvent nous faire part de toute envie, on se chargera alors d’adapter l’ouvrage désiré, si c’est possible.» Seule limite à cette intégration: l’illustration – et donc les mangas, BD, ou livres d’images pour tout-petits. «Pour l’instant, les offres sont encore peu développées, pas seulement par manque de moyens humains, mais aussi techniques. Mais le développement de l’IA est très prometteur et je pense que dans quelques mois ou années, on pourra aussi avoir accès à la lecture de BD ou de romans illustrés», prédit la jeune femme, pleine d’espoir.
Un tout nouveau podcast littéraire
En attendant, elle a décidé avec ses collègues d’élargir encore les possibilités d’accès aux livres en proposant un podcast et un club de lecture depuis janvier dernier. «Avec mon passé de journaliste, j’avais envie d’un podcast qui s’adresse à tout le monde et soit cent pour cent littéraire», annonce-t-elle fièrement. C’est ainsi qu’une fois par mois, elle convie une personnalité du monde du livre dans son joli salon rose et vert pomme, et lui fait parler librement de son univers et de son travail. «On voulait mettre en place des rencontres qui ne soient pas élitistes et qui permettent à la fois aux invités de parler de plein de choses, et aux participants d’entrer dans le livre de manière spontanée, que ce soit en présentiel ou à distance.»
Après Catherine Lovey et Lorrain Voisard, c’est Catherine Rolland qui s’est pliée à l’exercice au début du mois de mars. Elle a ainsi présenté le premier tome de sa nouvelle série d’urban fantasy, Aurélien Loiseau: l’apprenti extracteur. «Nous avons d’ailleurs aussi plusieurs autres de ses titres jeunesse en catalogue, dont Le cas singulier de Benjamin T. et nous allons également bientôt mettre en ligne sa série Emma Paddington, qui fonctionne bien en Suisse romande.»

Adapter la lecture spécialisée
À noter que cette boulimique de rencontres est aussi en contact avec Auzou Suisse, dans le but de les intégrer à sa rentrée littéraire 2025, et en collaboration avec la Joie de Lire. Et qu’elle a encore bien d’autres projets en tête… «Notre but n’est pas de rester dans ce qu’on sait faire, mais d’améliorer l’existant et d’étoffer l’offre.» Savez-vous en effet que la lecture spécialisée ne représente que 10% de l’offre éditoriale? Elle tombe même à près de 0% lorsqu’il s’agit de littérature scientifique, académique ou professionnelle. «C’est aussi le cas pour les livres de cuisine, les guides de voyage, fréquemment renouvelés, ainsi que les dictionnaires. Tout ce qui exige une maquette complexe n’est pas adapté. Par répercussion, cela marginalise les personnes en situation de handicap visuel, car elles perdent en autonomie.»
Son rêve? «Déconstruire les stéréotypes et faire tomber les barrières. Que la littérature dite “spécialisée” soit bientôt accessible facilement dans toutes les bibliothèques publiques. Et qu’un jour, le terme même de “spécialisée” disparaisse». Tout comme la petite tortue qu’elle porte en pendentif, Céline Witschard incarne parfaitement la détermination et la persévérance.
Informations supplémentaires: www.monalira.org
En quelques chiffres...
Selon la dernière étude en date de l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles (UCBA), publiée en 2020, 377 000 personnes – soit plus de 4% de la population suisse – sont aveugles, malvoyantes ou sourdaveugles. Cela représente une hausse de 16% par rapport aux chiffres précédents, parus en 2012.
Si cette hausse est majoritairement liée au vieillissement de la population, l’UCBA souligne toutefois que les jeunes générations sont aussi touchées: ainsi, environ 26 000 enfants et adolescents en Suisse sont concernés par un handicap visuel, soit 1,5% d'entre eux. L’étude prévoit par ailleurs que près de 600 000 personnes seront atteintes dans leur capacité à voir d'ici vingt ans.
D’autre part, entre 8% et 10% des enfants et jeunes adultes suisses sont affectés par des troubles dys (dyslexie, dyspraxie, dysorthographie, dysphasie, etc.). Tout comme les personnes en situation de handicap visuel, ils ont besoin de logiciels adaptés afin d’avoir accès aux textes nécessaires à leurs loisirs, scolarité, formations et études.