Alexandra Chauvelon, éditrice: «Le livre est un moyen de transmettre les valeurs humanistes auxquelles je crois.»
Le Grand Jardin est une maison établie en province, à l’écart d’un petit village, loin des grands axes. Son catalogue n’en affiche pas moins bientôt une trentaine de titres, fruits de la collaboration avec une équipe rassemblée autour de l’éditrice, Alexandra Chauvelon, de vingt auteurs et autrices et presque autant d’illustrateurs et illustratrices. Dernier titre qui a le vent en poupe: Mamayou[1], l’histoire d’un chat et des relations mouvementées et drôles qu’il entretient avec son humain, mais surtout un pari éditorial avec une BD jumelée à son double narratif, déjà en réimpression. Éditrice? Un métier de passion, affirme Alexandra Chauvelon. Créatrice de la maison Le Grand Jardin en 2016, elle revient pour nous sur ce parcours, et ce qui l’a jalonné.
Le Grand Jardin est une maison établie en province, à l’écart d’un petit village, loin des grands axes. Son catalogue n’en affiche pas moins bientôt une trentaine de titres, fruits de la collaboration avec une équipe rassemblée autour de l’éditrice, Alexandra Chauvelon, de vingt auteurs et autrices et presque autant d’illustrateurs et illustratrices. Dernier titre qui a le vent en poupe: Mamayou[1], l’histoire d’un chat et des relations mouvementées et drôles qu’il entretient avec son humain, mais surtout un pari éditorial avec une BD jumelée à son double narratif, déjà en réimpression. Éditrice? Un métier de passion, affirme Alexandra Chauvelon. Créatrice de la maison Le Grand Jardin en 2016, elle revient pour nous sur ce parcours, et ce qui l’a jalonné.
Véronique Cavallasca: Qu’est-ce qui fait le succès de ce jardin pas comme les autres?
Alexandra Chauvelon: Dans les petites structures, l’éditrice est une femme orchestre qui reçoit les textes, les choisit, décide du style de l’illustration et trouve celui ou celle qui la réalisera. Ensuite on affine le projet avec les auteurs, comme un lapidaire qui polit les pierres brutes. Je maquette, je choisis papier et police de caractère, je discute avec l’imprimeur… et je cours les salons et festivals pour trouver auprès du public la confirmation que j’ai fait les bons choix!
Une indépendance conquise
Je suis entrée dans l’édition tout à fait par hasard, après des études de philologie romane et de linguistique à l’Université catholique de Louvain. Après quelques expériences de journalisme, et d’enseignement en FLE, j’ai été sollicitée par un éditeur chevronné qui avait été PDG de Vilo. Mon CV lui avait été transmis, j’ai accepté son offre très vite, et c’est lui qui m’a tout appris. Il a été mon mentor plus encore que mon formateur. Il éditait alors de beaux livres de voyage, et nous avons imaginé une ligne parallèle pour la jeunesse, pour faire découvrir le monde aux enfants au travers d’albums illustrés sur des pays lointains et fabuleux…
Ensuite j’ai travaillé pour les éditions Bilboquet, et là encore, j’ai essayé de publier selon ce qui est devenu ma marque de fabrique: pour moi le livre est un moyen de transmettre les valeurs humanistes auxquelles je suis attachée. Par exemple M comme Max[2], un abécédaire singulier, grave et poétique pour parler du handicap, ou La petite casserole d’Anatole[3] sur la différence en général, qu’on traîne partout et tout le temps… Aujourd’hui, l’époque crée le besoin de plus de légèreté, et de bienveillance: pour Le Grand Jardin, j’ai édité Plage réservée[4], une fantaisie burlesque sur une famille d’ornithorynques dont la singularité ne trouve pas de carré de sable où se poser. L’illustration de type bande dessinée comique, la déconstruction de l’espace de la page, la non-linéarité du texte permettent de dénoncer l’intolérance, ou de prôner la tolérance, grâce à l’humour, ce qui me plaît tout particulièrement.
Quelques années plus tard, j’ai finalement décidé de me lancer toute seule dans la grande aventure de la création d’une maison indépendante mais surtout engagée.
Des valeurs comme une ligne de conduite
Il y a plusieurs collections dans le catalogue, mais de plus en plus les titres se concentrent sur les deux principales: Le jardin intérieur, avec des titres sur «ce qui fait l’homme», et Cultivons notre jardin, c’est-à-dire sur «ce que fait l’homme». Mamayou est publié dans la collection Cultivons notre jardin, mais aussi La girafe[5], une fable sur les difficultés de la vie et la nécessité d’y faire face.
Dans la collection Le jardin intérieur, un des premiers titres s’intitule Le sens de la vie[6]. C’est l’histoire d’un petit singe qui tombe d’un arbre et va dans sa chute croiser d’autres habitants de la forêt qui vont tous lui donner une réponse personnelle, mais qui au bout du compte l’auront tous aidé à trouver sa propre réponse. Suzanne aux oiseaux[7] est aussi un titre qui évoque le lien intergénérationnel qui nécessite respect de l’autre et bienveillance mutuelle, mais qui est si riche et structurant aux deux bouts de la chaîne de l’âge… Fil après fil[8] est une réédition qui me tient à cœur: c’est un album sur le lien, les liens qui se tissent tout au long de la vie dès la naissance. En 2018, l’album a été un vrai succès de salon, très souvent offert comme cadeau de naissance. Certains l’achètent aussi pour leurs enfants devenus grands. Mais en quelques années, la représentation de la parentalité qui fait partie de cet album a beaucoup progressé, et l’image de la famille conventionnelle doit être augmentée de toutes ses possibilités aujourd’hui reconnues: les autrices et moi avons décidé de repenser les pages d’introduction et de conclusion de l’album et d’offrir, en 2023, une version correspondant à l’évolution des mentalités. C’est aussi un album riche de propositions pour dénouer les tensions, résoudre les conflits qui nous opposent à ceux qu’on aime, et dont nous ne parvenons pas toujours à parler. C’est pour moi un des rôles d’un livre: communiquer même lorsqu’on ne parvient pas à dire soi-même.
Un métier comme une promesse
Quand j’ai commencé dans l’édition, les bureaux étaient au-dessus de l’imprimerie: j’ai tout appris sur le tas, avec l’enthousiasme de la découverte, sans retourner à l’université dont la formation reste encore très théorique, bien éloignée des réalités du terrain.
C’est pour cela que j’interviens régulièrement auprès de publics scolaires, non pas pour faire la promotion du catalogue du Grand Jardin, mais pour initier les jeunes à tous les métiers qui se cachent derrière un livre, la mise en pages, le style de l’illustration, jusqu’au choix du papier. Pour les sensibiliser aussi à l’écriture, à la poésie, à l’importance du rythme dans le texte, et à celle de la police, de sa taille, de ses variations adaptées au texte. Toutes sortes de sujets, assortis de supports, qui permettent d’échanger avec les jeunes, et de leur ouvrir des horizons. Peu d’entre eux soupçonnent tout ce que recouvre le monde du livre, et tout ce qu’il permet. En particulier, de retrouver leurs questions, leurs idées, de les confronter à d’autres, de les formuler de diverses manières, dans différents styles… L’image aussi est un vecteur de communication puissant: comment est-elle fabriquée? Par qui? Sur quel support? Pour quel effet?
J’aborde tout cela avec les jeunes ados par exemple, souvent réticents à lire ces «livres d’images pour les petits», qui du coup reconnaissent la valeur de ces albums.
Et je le fais aussi dans les titres que je publie, pour lesquels je ne privilégie jamais un âge. Ça va (pas) être possible![9]par exemple est un conte drolatique sur les amours contrariées d’un loup et d’un renard, victimes de leur mauvaise réputation, un débat très actuel dans le public des collégiens, quand l’ours, bien plus dangereux au naturel, est le héros privilégié de nombre d’albums pour les enfants. Mais j’ai quand même aussi quelques personnages d’ours sympathiques: dans Correspondances[10], un ours brun repêche un jour une bouteille qui contient une lettre, il va y répondre et peu à peu raconter son quotidien, sa vie, jusqu’à la fin du livre qui se déplie en accordéon. Mais au bout du récit, l’album se poursuit sur l’envers, et c’est cette fois l’ourse polaire qui a envoyé le premier message, qui écrit pour se raconter à son tour: un livre comme un cercle infini d’échange, c’est pour moi une très belle image de la découverte de l’autre et de l’apprentissage de la tolérance.
J’aime imaginer que ces titres rencontrent leur public au-delà des âges, c’est pour moi le signe de leur réussite: parler d’une même langue, compréhensible par tous, et parler de la vie, la nôtre, celle que l’on partage. Comme dans L’arbre m’a dit[11] de Sophie Lescaut et Thanh Portal, un livre qui évoque l’apprentissage de la vie, que l’on soit petit ou bien plus grand, l’exemple même de l’album «philo» qui convient à tout âge. D’autres titres de la collection résonnent des mêmes constantes: qu’est-ce qui est important pour se construire? Qu’est-ce qui va nous aider?
La littérature illustrée, un genre qui transcende les âges
Pour Le renard emprivoisé[12], je propose un dossier pédagogique pour une exploitation en cycle trois. Mais le sujet du livre, contenu dans le titre qui joue sur le paradoxe apprivoisé/emprisonné, questionne à tout âge: qu’est-ce que l’amour? Est-ce garder pour soi, ou laisser l’autre libre? C’est la grande question de la vie, celle du rôle du lien affectif dans la réalisation de soi. C’est aussi un des grands thèmes de la littérature, que les élèves étudient tout au long de leur scolarité. Mais les élèves de 6e apprécient de commencer l’expérience de l’analyse d’une œuvre par un album de trente pages, plutôt que par un roman de deux cents pages! Et il y a tant de titres illustrés qui peuvent ainsi tisser du lien entre les lecteurs et la littérature!
On peut déjà relier Le renard emprivoisé à Houriya[13], l’histoire d’une amitié entre un jeune garçon et un lion de l’Atlas en cage dans un zoo. L’empathie de l’enfance envers les animaux, qui passe par l’identification, est un sentiment qui perdure tout au long de la vie, au moins par le souvenir. Les émotions qui traversent ce titre et qui passent par la qualité de l’illustration, toucheront à tout âge, et les réflexions qu’il génère sur la naissance, les origines, ne manqueront pas de faire résonner d’autres débats plus idéologiques, qui eux non plus n’ont pas de public désigné.
Je crois qu’il est temps de faire advenir la littérature illustrée comme genre à part entière, qui transcendera les âges pour permettre à chacun de prendre du plaisir à lire indépendamment du jugement d’autrui, ou des préconisations institutionnelles. Il faut faire tomber les barrières des préjugés sur les albums, il y a bien longtemps qu’ils ne sont plus réservés aux enfants qui ne savent pas encore lire. J’aime tellement quand un adulte choisit un titre d’album pour lui-même! Tant mieux si les médiateurs continuent de lire des histoires à leurs enfants, je n’ai pas envie qu’une histoire reste coincée entre deux couvertures! Et tant mieux s’ils les choisissent aussi en fonction de leurs propres goûts; cela leur permettra aussi de partager ceux-ci avec leurs enfants à travers la lecture de ces albums, a priori édités pour des enfants. Et si le livre ne raconte pas d’histoire, est-ce si grave, s’il transmet un message intemporel, universel?
L’entretien s’achève sur une anecdote: une amie a offert à un petit garçon coréen qui vit au Japon l’album L’arbre m’a dit traduit dans sa langue. Tous les matins, l’enfant lit et relit ce long poème sur l’apprentissage de la vie dans le métro qui l’emporte vers l’école. Car le livre est ainsi fait qu’il se révèle à nous pour mieux nous révéler nous-mêmes. Le Grand Jardin est une maison d’édition comme un coffre ouvert sur la vie, l’expérience, et tout ce qui nous construit. Et toujours Ensemble[14].
[1] Marie Tibi, Layla Benabid, 2023
[2] Florence Jenner-Metz, Virginie Cachau, Bilboquet, 2011
[3] Isabelle Carrier, Prix Sorcières en 2009
[4] Sophie Lescaut, 2019. Prix Je lis, j’élis, Haute-Vienne
[5] Véronique Cauchy, Valérie Michel, 2020
[6] Marina Rouzé, Florence Jenner-Metz, 2017
[7] Marie Tibi, Célina Guiné, 2017. Adaptation théâtrale Emma Lloyd: http://www.scopitoneetcompagnie.com/film/suzanne-aux-oiseaux/
[8] Olympe Perrier, Thanh Portal, 2018/2023.
[9] Marine Rouzé, Myriam Picard, 2018.
[10] Sandra Le Guen, Thanh Portal, 2020
[11] https://www.youtube.com/watch?v=zz8fs2nf3_Q
[12] Marie Tibi, Rébecca Romeo, 2021. Sélection Prix des Incorruptibles 2023
[13] Emmanuel Volant, Juliette Chaux-Mazé, 2021
[14] Ensemble!, Élodie Perraud-Soubiran, Maguelone Du Fou, Le Grand Jardin, 2022.