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Etienne Delessert

1 novembre 2005

Vous souvenez-vous de Yok-Yok, ce personnage aux yeux de bille et au grand chapeau rouge qui vit dans une coquille de noix ? Ce petit bonhomme est né de l'imagination d'Etienne Delessert, artiste talentueux, mondialement connu, qui a grandement contribué au renouvellement de l'esthétique du livre de jeunesse. Peintre, graphiste, éditeur, auteur, illustrateur et créateur de dessins animés, Etienne Delessert a donné vie à Yok-Yok fin des années soixante-dix. Au crépuscule, Yok-Yok est un personnage de film d'animation avant de connaître une seconde vie à travers le livre et plusieurs autres déclinaisons. Nous avons demandé à son créateur de nous révéler l'histoire de ce personnage célèbre qui a marqué bien des imaginaires à travers le monde !

 

Ricochet : Avec Anne van der Essen, vous êtes en quelque sorte le papa de Yok-Yok, pouvez-vous nous dire quelques mots sur la naissance de ce personnage ?
Etienne Delessert :
Ce personnage fut créé en 1977 ou 1978. Il servit de point de liaison entre 150 petits films de 10 secondes qui nous avaient été commandés par la Télévision Suisse. Ces films, au départ, devaient révéler des secrets de la nature : pourquoi un pic frappe-t-il les troncs? Que mangent les grenouilles ? Dans la première période d'élaboration de ces petits films, il nous est apparu rapidement qu'il nous fallait retrouver un même personnage qui puisse mener l'enquête avec fantaisie. Puis, de didactiques, les épisodes devinrent purement burlesques, quelques-uns avertirent les enfants de dangers de la vie quotidienne, prises électriques, allumettes, feux-rouges, qui chaque fois furent présentés avec humour, avec le concours d'animaux ses amis.
Ces courtes animations, réalisées en papier découpé, passaient tous les jours peu avant 19h, et séparaient les programmes pour les enfants de nouvelles locales et internationales. L'enfant -tout petit puisqu'il vit dans une coquille de noix- au grand chapeau rouge est rapidement devenu très familier. J'avais demandé à mon ami Henri Dès de composer une mélodie que nous avons orchestrée de différentes manières. Par la suite, il composa une douzaine de chansons, sur des paroles d'Anne van der Essen et Pierre Grosz, qui parurent sur un album intitulé " Yok -Yok chante ".

Ricochet : Aviez-vous prédit dès le départ que votre personnage aurait plusieurs déclinaisons et serait adapté en livre ? Comment cela s'est-il passé ?
Etienne Delessert :
Douze petits livres ont suivi, entre 1978 et 1980, qui regroupaient chacun quatre histoires de films, et pour lesquels nous avons re-photographié les papiers découpés qui servaient à l'animation. D'autres histoires ont enfin paru dans " Le grand livre de Yok-Yok".
Les ouvrages furent publiés par les Editions Tournesol, en Suisse, et furent distribués par Gallimard. Tournesol dépendait de nos studios d'animation de Lausanne, appelés Carabosse, du nom de la très méchante fée...

Ricochet: Pourriez-vous nous parler du projet de l'Atelier Carabosse qui a produit les séquences animées autour de Yok-Yok ?
Etienne Delessert :
"L'expérience suisse de Carabosse, Tournesol et Monsieur Chat a été bien différente. De par la mort de grands magazines, vers 1970, le métier d'illustrateur avait passablement changé aux Etats-Unis. Je ressentais la lassitude de produire image après image. Il fallait que le peintre se replie sur lui-même pour mieux retrouver des forces fraîches. Une équipe s'est formée à l'enseigne de la fée Carabosse, pour réaliser mes courts et longs métrages dessinés. Une équipe gaie, composée de huit à quarante personnes selon les films. Une équipe jeune avec laquelle le dialogue était difficile : j'étais le "patron", j'amenais le travail, le style et les idées. Et la réalisation d'un dessin animé est la chose la plus fastidieuse qu'il soit. Mais de 1972 à 1982, il y a eu l'Atelier Carabosse : des artistes ont pu dessiner à longueur d'année, apprenant rigueur et technique, même s'ils étaient mes interprètes. Cela a été ma manière d'encourager chez certains le sens de la responsabilité. Si je n'y ai pris que peu de plaisir, cela m'a laissé le temps de réfléchir à l'utilité de peindre des images. Quelles images ? Les éditions Tournesol était une extension de Carabosse. Après avoir publié les livres de Yok-Yok inspirés de cent cinquante petits films, j'eus la possibilité de donner leur chance à ceux de ces collaborateurs qui montraient un talent personnel. Vinrent les douze Livres de la Nature, puis Petit Croque, des albums isolés, stimulants indispensables de la création. Les livres documentaires étaient conçus dans un cadre très précis. Cinq des ouvrages de la série Petit Croque furent illustrés par des collaborateurs du studio. Ces livres, ainsi que les couvertures du supplément dominical d'un quotidien genevois et des travaux publicitaires permirent à une dizaine d'artistes de s'affirmer. Monique Félix, John Howe, Christine Berthoin, Guy Mérat, Patrick Gaudard, Béat Brusch, Stéphane Fell ou Gérard Wuest ont tous collaboré aux studios Carabosse et créé des livres parallèlement à cette activité. Ils étaient ensemble confrontés aux mêmes problèmes techniques, pouvaient par les exemples les plus concrets comprendre comment on transforme une idée en image, et aussi lutter entre eux, et contre moi, pour affirmer leur personnalité.
La roue a tourné, un long métrage est tombé en panne, et les grands ateliers clairs sont vides pour l'instant. Chacun a été confronté avec les vraies difficultés de la vie d'artiste indépendant et isolé. Tant mieux. Chacun doit pouvoir en début de carrière refaire les mêmes erreurs ! J'ai longtemps cru qu'il fallait guider les premiers pas, simplifier les démarches, expliquer les contrats, parler d'expérience.
Bêtises que tout cela ! Seules comptent les blessures et les surprises : on abandonne ou on n'en dessine que mieux ! Puisse l'esprit de la vieille fée ricaner longtemps de par le monde !"
Ce passage est tiré du site http://www.la-bibliotheque.com/delessert dans la rubrique "l'artiste" sous "Delessert par lui-même", texte de 1984 (Sage comme une image)

Ricochet : Pensiez-vous un jour que ce petit lutin allait pouvoir conquérir tant de petits enfants ? Comment expliquez-vous son succès ?
Etienne Delessert :
Immédiatement les petits livres eurent un grand succès tant en France qu'à l'étranger, où ils parurent en 11 langues. Nous eûmes même une édition pirate en Iran. Par la suite nous avons regroupé cinq très courts épisodes animés en "minutes" qui furent alors reprises en France sur A2, puis en Allemagne, en Angleterre et au Canada. Yok-Yok fut très près d'être adopté par le fameux programme de TV américain "Sesame Street". Tous les tests " éducatifs " avaient été positifs, mais John Stone, producteur dès l'origine de ce programme, s'en alla, et mon personnage ne survécut pas à son départ. Mais récemment j'ai reçu un coffret des douze titres parus en Chine continentale : Yok-Yok vit !
Un détail amusant : nous avions tenté de trouver un nom à ce personnage sans aucune signification dans aucun des principaux langages. Or, il y a quelques années, lors d'une signature à Boston, une petite dame chinoise s'est approchée et m'a demandé si je
connaissais ce que voulait dire Yok-Yok en chinois. Horreur ! Elle m'a vite rassuré : cela signifie léger, espiègle, enjoué. Yok était même son nom de famille...
Je regrette évidemment que Pierre Marchand, à Gallimard, après une dizaine années, n'ait plus voulu réimprimer les albums. Il faut aussi dire que je n'avais pas l'intention, à ce moment-là, de développer de nouvelles aventures.
J'ai cependant réintroduit Yok-Yok en 1994 dans "Bas les Monstres". Mais l'histoire, évocation du Joueur de Flûte de Hamelin, s'adressait peut-être à des enfants plus âgés, et cassait la structure des petits livres originaux. Mal soutenu par Bayard Presse, il
n'a pas vraiment marché.
Il y a quelques années deux ouvrages, réécrits par Marie-Agnès Gaudrat, ont regroupé chez Bayard des épisodes qui avaient paru en dernière page de Pomme d'Api. Mais "Yok-Yok et les secrets de la nuit" et "Yok-Yok et les secrets des saisons ", parus en 2001, n'ont pas rencontré non plus le même succès que les premiers ouvrages. Peut-être faut-il suivre un personnage avec assiduité, le
décliner de toutes les façons possibles pour le maintenir en vie. Peut-être aussi le climat avait-il changé, et un petit personnage poétique, surréel et à l'humour léger n'avait-il plus sa place en France ?
Mais la Chine est vaste...
Le souci de trouver un nom "international" montre bien que nous avions espéré que Yok-Yok allait voyager.

Ricochet : Ce choix du personnage de Yok-Yok a-t-il été pensé par rapport à la représentation des enfants ? Que partage Yok-Yok avec le petit enfant ?
Etienne Delessert :
Le style graphique du personnage était simple; j'ai dessiné un enfant, semblable à d'autres de mes enfants, et l'ai coiffé d'un chapeau rouge assez volumineux pour que la silhouette devienne une image frappante. Le costume devait ne pasdater, et pouvait remonter au Moyen-Age.
C'est du reste la seule et unique fois que j'ai dessiné un personnage pour qu'il devienne un Personnage. C'est la seule fois que j'ai travaillé, en graphiste que je fus, à développer une image de marque qui puisse être déclinée en film, en livre, en affiches, en jeux, en petite poupée ou en disque.
Yok-Yok évoquait la nature dans les grandes villes, avec une espièglerie qui lui permettait d'inviter à ses jeux des escargots et des monstres ridicules, de faire des farces, parfois de se moquer de lui-même. On ne savait pas quelle était sa taille: il était tout petit, mais parfois il changeait d'échelle, sans qu'on s'en aperçoive. Un enfant pouvait le trouver sous son oreiller, mais il pouvait aussi le suivre, volant sur une feuille morte à travers une tempête de neige.
En cela, par ces virevoltes, par ces changements de rythme, d'humeur et de propos, il se mettait au niveau d'un enfant de deux -et même de six ans. A l'âge où l'on se forme un monde à soi, et où un personnage qui interprète la réalité vous encourage à affirmer une créativité propre.

Ricochet : Comment a-t-il évolué au cours des albums ? Représente-t-il une étape importante dans votre carrière
d’illustrateur ?
Etienne Delessert :
Yok-Yok n'a pas vraiment évolué au cours des histoires. Sa vie a été relativement courte en France. Il m'a beaucoup tenu à coeur, car il montrait que je pouvais raconter des histoires très simples, alors que la plupart de mes autres livres se lisent à plusieurs niveaux.

Ricochet : Pensez-vous avoir renouvelé l’imagerie enfantine avec ce personnage ?
Etienne Delessert :
Je ne suis pas sûr que j'ai renouvelé l'imagerie enfantine avec Yok-Yok. Quelques livres parus dix ans plus tôt, comme "Sans Fin la Fête" ou les Contes N° 1 et 2 d'Eugène Ionesco me semblent avoir bousculé plus les habitudes du livre d'image, par leur élan, une manière de parler à plusieurs niveaux, une impertinence qui furent contestées par certains adultes, et comprises avec joie par des millions d'enfants.

Ricochet : En terme de références, partage-t-il des traits avec d'autres personnages de la littérature de jeunesse ? A qui pourrait-on le comparer ?
Etienne Delessert :
Je ne vois pas à qui comparer Yok-Yok. Dans un autre contexte, avec un autre mode de narration, peut-être au Petit Prince ?

Le site d'Etienne Delessert :
etiennedelessert.com/ où l'on pourra aussi découvrir dans la partie animation quelques séquences animées de Yok-Yok :
http://etiennedelessert.com/animation.html

La médiathèque de Saint-Herblain présente un riche dossier consacré à Etienne Delessert :
http://www.la-bibliotheque.com/delessert/homepage.htm
 

 

 

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