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Excursion guidée: le handicap à travers la littérature jeunesse

Un compte-rendu de l’ouvrage Enfances handicapées: une marge indépassable? Ethnocritique de la littérature de prime jeunesse, d'Eugénie Fouchet, Nancy: PUN – Éditions universitaires de Lorraine, 2021.

Enfances handicapées
Laurence Joselin*
13 avril 2022

Docteur ès lettres de l’université de Lorraine, Eugénie Fouchet livre au plus grand nombre le travail réalisé dans le cadre de sa thèse dans un ouvrage publié en 2021 aux Éditions universitaires de Lorraine, collection «Ethnocritique(S)»: Enfances handicapées: une marge indépassable? Ethnocritique de la littérature de prime jeunesse. À partir d’un corpus de plus d’une centaine de sources, albums illustrés, romans et bandes dessinées jeunesse, l’autrice étudie les représentations narratives et iconiques des personnages avec un handicap moteur. Elle inscrit sa démarche théorique au croisement de la narratologie, de la sémiotique et de l’ethnocritique, ce qui lui permet de construire une analyse originale et d’une grande richesse.

Enfances handicapées

Eugénie Fouchet nous parle du corps, un corps en situation de handicap qui existe sous de multiples facettes: corps débout, corps assis, amputé, claudiquant… mis en scène dans toute la diversité des représentations des auteurs, ce qui offre des «visions du handicap très hétérogènes: peu ou prou stéréotypées, consensuelles, enjolivées, ou a contrario, plutôt vraisemblables, inventives ou alors carrément subversives» (p. 263).
Cette vision du corps, l’auteure la scinde en deux dimensions: la sur-visibilisation et l’euphémisation.

«Si les personnages handicapés incarnent, le plus souvent, les personnages principaux et centraux de l’histoire, c’est surtout en raison de la surexposition de leur corps dans l’espace intra et extra-diégétique» (p. 41). Ainsi débute le premier chapitre de l’ouvrage, qui ouvre sur les différentes représentations de la sur-visibilisation des corps. Cela passe par l’image première du handicap, immédiatement perceptible, le fauteuil roulant. La position assise dévolue au personnage handicapé place celui-ci en position d’infériorité vis-à-vis du personnage ordinaire debout (p. 59); et l’usage du fauteuil roulant, lorsqu’il fait suite à un accident, peut participer à la régression symbolique du personnage à un stade enfantin (dépendant, plus petit que les autres personnages, porté par ses parents…). Ce fauteuil roulant peut devenir constitutif du personnage et est «parfois évoqué à travers un transfert métonymique» (p. 78).
Le corps n’a pas toujours besoin d’aides techniques pour se montrer, il est parfois intrinsèquement sur-exposé, tel celui des personnages penchés ou qui boitent. En lien avec les mythes et le folklore européen, la claudication de ces personnages représente le signe visible de leur faute, d’une malédiction ou de pouvoirs maléfiques: «celui qui marche mal et qui, subséquemment, pense et agit mal» (p. 99).
Les corps hors-normes, grotesques, carnavalesques, difformes, représentent un autre aspect de la sur-visibilisation. Certains de ces personnages s’inscrivent «dans la lignée littéraire du “bouffon tragique” hugolien […] à l’instar de Quasimodo ou de Gwynplaine» (p. 111).
Mais le corps empêché peut être transcendé par la capacité à rêver du personnage, ou encore par l’art. C’est notamment Frida Kahlo qui incarne la renaissance par l’art d’une petite fille accidentée, don qui vient compenser sa fragilité physique, en une sorte de suppléance artistique.
Ainsi, ces personnages penchés, en fauteuil, avec des béquilles, ou à la démarche incertaine, symbolisent-ils un écart à la norme, écart qu’ils sont invités à dépasser, à transcender, au fil de la narration.

A contrario, dans le second chapitre, le corps handicapé des personnages «tente de s’euphémiser – se faire oublier, se faire petit, se faire discret… – afin de se soustraire au regard des autres» (p. 185). Le corps peut être «réparé», redressé à l’aide d’aides techniques et de prothèses, ce qui le rapproche du corps ordinaire.
Cette euphémisation passe également par l’effacement du corps, notamment par l’utilisation de couleurs pâles, telles que la blancheur du teint et des vêtements des filles et femmes illustrées. Un autre moyen iconographique d’euphémisation consiste à travailler sur le cadrage, en dévoilant certaines parties du corps alors que d’autres restent cachées.
La situation de handicap moteur, et les entraves à la mobilité qui sont montrées ou suggérées, donnent au personnage un sentiment de «corps-prison», «à l’image du prisonnier dans sa cellule» (p. 222), qui n’émane pas du personnage en lui-même mais des conditions extérieures dans lesquelles il évolue, notamment par manque d’accessibilité. En revanche, même «emmurés», certains personnages rêvent et se dessinent, en une sorte de sublimation par l’imaginaire et par l’art.

Entre autres fils rouges, le lecteur peut suivre la question de la liminalité des personnages, soit l’entre-deux, le seuil indépassable. Cet entre-deux se manifeste de façon très diversifiée: à la fois comme intermédiaire entre deux mondes – «une héroïne, en raison de son pied boiteux demeure dans l’entre-deux ou à “cloche-pied”, entre le monde des vivants et celui des morts» (p. 93); comme seuil entre le personnage en situation de handicap et les autres (inclus et exclus du groupe de pairs); ou comme caractéristique intrinsèque au personnage. En effet, celui-ci peut se situer entre deux genres (un garçon se transforme en garçon-sirène), devenir un corps hybride entre l’homme et l’animal (la fille-lion), rester à l’orée de l’âge adulte (petit-homme), avoir tout à la fois un corps interne et un corps externe: par exemple une héroïne appareillée pose ses jambes à côté d’elle, «[d]’où l’entre-deux du membre prothétique situé à la fois en soi et en dehors de soi» (p. 247).

Aussi l’auteure montre combien le concept de liminalité, théorisé par l’anthropologue Robert Murphy[1] dans le champ du handicap – les personnes handicapées ne sont «ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur. […] Ni chair ni poisson…» (1990, p. 184) –, peut résonner de façon féconde dans les textes de la littérature jeunesse. Cela pose bien toute la question du handicap, qui est: comment dépasser cette condition ambivalente, ce seuil, cet entre-deux?
Le travail d’Eugénie Fouchet rappelle également les recherches de Henri-Jacques Stiker[2] concernant les personnes avec un trouble mental, «intermédiaires entre le règne animal et le règne humain» (2004, p. 14). Et c’est également l’intérêt du livre d’Eugénie Fouchet, qui analyse les personnages porteurs d’un handicap moteur, de pouvoir entrer en dialogue avec des recherches sur d’autres types de troubles.

Très érudit, ce texte s’adresse en premier lieu aux lecteurs familiers de l’approche ethnocritique et de la terminologie académique, mais son caractère foisonnant, appuyé par de nombreux exemples et par la reproduction d’illustrations choisies, le destine à un public plus vaste.


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*Laurence Joselin est docteure en psychologie, ingénieure de recherche au laboratoire Grhapes et responsable pédagogique du DU «Handicap pratiques et recherches». Elle travaille en particulier sur les représentations sociales du handicap en littérature de jeunesse. Elle est l’autrice de Personnages de papier : les représentations franco-italiennes du handicap dans la littérature de jeunesse. PUN/INSHEA, 2020.


[1]Murphy R. (1990). Vivre à corps perdu. Paris: Plon.
[2] Stiker H.-J. (2004). «De quelques moments d'histoire sur les corps extrêmes», Champ psy, (35), 7-21.