La peau du lynx

Dans la forêt, d’un côté, un lynx et de l’autre, un chasseur. Tous deux cherchent à veiller sur leurs terres. Mais pour l’homme, le lynx doit disparaître afin que l’harmonie règne. Devant l’avancée du chasseur accompagné de sa meute de chiens, chevreuils, renards, grives et bécasses s’enfuient alerter la couturière. Entremêlant des plumes et des poils à des feuilles mortes et de la mousse, elle tisse un manteau qui procure une invisibilité au lynx, désormais protégé de la traque du chasseur. Alors que d’autres animaux demandent la même protection, le frère de la couturière lui rend visite. Il s’agit justement du chasseur. Sa proie se dérobe, il se trouve fort démuni. La couturière lui propose de l’assister à la confection des commandes au lieu de nourrir sa furie contre le monde naturel. Des aiguilles à tricoter dans les mains, la colère de l’homme s’apaise. Un point à l’endroit, un point à l’envers.

D’emblée, la couverture somptueuse de l'album intrigue: pointant au-dessus d’une masse sombre pointillée de silhouettes d’arbres, deux yeux de lynx semblent interpeller le lecteur. Sur la gauche, une femme de dos tend la main à la forêt: la couturière. La vibrance rouge rosé du ciel contraste avec le dos de l’album, où, faisant face au chasseur, l’animal se camoufle de noir au-dessous d’un magnifique ciel étoilé. Grâce au dosage savant de diverses techniques dont la peinture à l’encre, les illustrations s’avèrent un véritable hymne à la nature que l’autrice-illustratrice a pris soin d’esquisser et de photographier lors de nombreuses balades dans les bois proches de son atelier. Une contemplation inspirante que l’on retrouve notamment dans les double-pages sans texte: celles-ci offrent non seulement un temps de respiration dans la lecture mais elles démontrent également le talent de composition de Mathilde Poncet. Quant à l’écrit, en alternant judicieusement les voix, il permet de saisir les intentions des différents personnages. Que le lynx et le chasseur disent souhaiter la même chose – la protection de «leur» territoire – s’avère une similitude intéressante, bien qu’ensuite, la couturière décrira la traque de son frère comme une furie contre la nature. En mettant un rouet et un métier à tisser entre les mains magiques de la jeune femme, l’autrice-illustratrice conjure une dimension mythologique bienvenu au récit. Digne héritière d’Arachné, la couturière est centrale à l’intrigue par sa compréhension et son amour profond du monde naturel qui l’entoure.

En interrogeant la place que l’on est prêt à laisser au prédateur qu’est le lynx, Mathilde Poncet interroge la domination de l’homme sur la nature. Sélectionné pour figurer parmi les 200 titres du catalogue 2023 «The White Raven» par des experts membres de la Bibliothèque Internationale de la Jeunesse, l’album mérite largement la distinction. Un beau coup de cœur à l’élan éco-féministe.