Les inachevés

Deux textes de tonalité très différente composent ce recueil de Corinna Bille, Les inachevés, et témoignent de la diversité de son inspiration. Le premier, « Le messager », est un court texte fantastique ; le second, « Eugénie la marmotte », comédie alpestre, relève des farces animalières. L’écart qui existe entre les deux surprend vivement à la lecture.

Dans « Le messager », du récit de la narratrice surgit, d’un coup, une luxueuse limousine noire, un adolescent énigmatique et séduisant. L’autrice nous plonge dans une forêt noire, la nuit. Tout est mystère, le chemin parcouru dans cette voiture, la description de la demeure où arrivent le jeune homme et la narratrice, le dialogue qui s’installe entre le mari et l’adolescent. La mort rôde, elle transparaît dans les paroles de l’invité et nous saisit comme les hôtes. Le malaise qu’on éprouve naît d’un grand sentiment de calme mélangé à l’élégance du décor et du contraste qui s’opère entre le pouvoir de séduction du jeune homme sur la narratrice et la gravité de son discours qui tance les adultes : tout est Mort. On pense à certaines atmosphères de film noir et à la thématique de l’ange de la mort. L’écriture détaille avec élégance, et peut-être une certaine malice, la forêt alpestre que peuplent arolles et amélanchiers tandis que la réalité est la mort au beau visage. Un  bref récit très impressionnant, une pépite d’inquiétude, pour adolescents.

« Eugénie la marmotte » nous raconte une tout autre histoire. Celle d’une sale gamine qui défie ses parents, ses frères et mène tout le monde par le bout du nez, une cousine de Fifi Brindacier. On est encore dans le décor des Alpes, cher à l’autrice, mais le choix des personnages, le parti-pris d’écriture sous forme de saynètes, le jeu de cache-cache entre les animaux amis/ennemis adressent ce récit à un tout autre public que celui du « Messager ». Corinna Bille adopte le point de vue de l’espiègle Eugénie et on comprend ses aspirations à la liberté, face à l’enfermement du terrier, à la rigueur des parents et au conformisme de ses frères. Elle joue avec le feu, et ses relations avec le renard sont bien ambiguës mais elle se sort des mauvais pas où elle est allée elle-même se jeter. Avec un grand sens du rythme, l’autrice passe d’un personnage à un autre. Elle multiplie les péripéties comiques, la fourmi qui pique le postérieur du renard, l’escargot qui réclame sa tartine de miel ou le voyage au centre de la terre avec le loir. Le jeune lecteur s’amuse, il adhère aux aventures légères des héros.

La virtuosité des illustrations d’Anne Crausaz contribue au charme de ce recueil, un peu daté et intemporel, dont témoigne si bien le couple de Renard et sa femme sous leur parapluie ! Inachevé, certes, mais très réjouissant.