Mon amour

« Je suis un animal étrange ». Nous voilà prévenus. Quatre pattes dépareillées de couleurs et de formes, moitié tissus, moitié boutons, assemblées bizarrement, sans tête, et un corps rond, un peu lourd, vraiment quelle composition singulière a « bricolé » Béatrice Alemagna pour ses lecteurs ? La suite de l’autoportrait confirme l’étrangeté « poils d’un chien ; tête d’un cochon ». L’illustration ne montre ni l’un ni l’autre et le regard perplexe de l’animal ne peut que renvoyer au lecteur sa propre interrogation. Où l’autrice-illustratrice veut-elle nous emmener ? Le récit se poursuit par une série de rencontres décevantes : une vielle dame à lunettes se réjouit de trouver un chat mais l’animal refuse d’être un chat. Une famille au zoo l’identifie : c’est un singe ! Non il n’est pas un singe, ni un lion pour le dompteur, ni un rat, ni un pigeon, ni un castor ni un crocodile…

Le talent de Béatrice Alemagna est de faire dialoguer la « bête » avec elle-même (« Que suis-je ? »), avec les personnages de rencontre et avec les lecteurs étonnés qui voient bien, eux, que ce n’est ni un chat, ni un hippopotame et s’amusent de la cécité des interlocuteurs. Elle introduit des décalages subtils où on se perd jusqu’à la rencontre finale, joyeuse et incongrue, qui balaie toutes les pseudo-questions sur l’identité et les relations aux autres.

L’illustration de bric et de broc, à base de tissus, de boutons, de vieilles dentelles, a un charme fou, tout en teintes un peu ternes comme le moral en berne de l’animal. Dans cette thématique profuse sur la différence, l’acceptation de l’autre, le vivre-ensemble, et Béatrice Alemagna fait entendre sa conception avec douceur, avec des matériaux modestes et une parole décalée. Elle pulvérise les images toutes faites et impose sa voix. Puisque le mot « fin » n’est pas achevé, on a envie de prendre le chemin et de poursuivre avec elle les travaux d’aiguille. Une poésie bouleversante, tendre et joueuse.