LES AVENTURES DE JEHA, UN MALIN AUX MILLE RUSES

Le personnage de Jeha fait partie de ces figures intemporelles qui ont su fédérer les peuples en traversant les frontières, au point que chacun se l’approprie et qu’on aurait du mal à distinguer sa biographie réelle de son existence légendaire. Plus connu sous son nom turc de Nasr Eddin Hodja, il aurait vécu en Anatolie entre le XIIIème et le XVème siècle, mais on retrouve les traces de ses aventures dans tout le monde oriental , sous différentes appellations, Jeha étant celle qui a cours au Maghreb. L’énergumène entretient de multiple facettes : à première vue, tout le monde s’accorde à dire qu’il est complètement idiot, voir fou à lier, et pourtant, sous le vernis de l’absurdité, il se révèle plus sage que les philosophes, plus docte que les savants, plus roublard que les malins de toute espèce. Dispensant ses conseils perché sur son âne à ceux qui l’interrogent, il fait penser à Lao-Tseu sur son buffle ; retournant contre eux les ruses des malfaisants qui tentent de le prendre en défaut, il évoque Renart ; se moquant des puissants de façon tellement décalée que nul ne pourrait lui en tenir rigueur, il renvoie à la figure du fou du roi, seul capable de dire la vérité sans y laisser sa tête.
Dans le monde arabe, ses histoires sont appelées nawadir : « perles rares ». Toujours très courtes, elles se situent à mi-chemin entre la blague et le koan, ces énigmes sur lesquelles méditent les adeptes du zen. Ces histoires ne sont jamais gratuites… et font toujours preuve d’une totale irrévérence envers les codes, les paradigmes et les morales de notre société, portant ainsi Jeha à se conduire de façon déplacée, politiquement incorrecte, au point de tomber parfois, dans certaines histoires moins connues, dans un érotisme exacerbé et déviant qui colle finalement tout à fait avec l’aspect décalé du personnage. Les réactions de Jeha, ou Nasr Eddin, relèvent toujours de l’absurde, mais font toujours preuve d’une forme de logique imparable si l’on prend la peine de prendre la réalité commune à rebrousse-poil. Chaque histoire donne l’occasion dans un premier temps de rire de la bêtise du personnage, puis de réfléchir à celle du reste du monde.
Dans cet ouvrage sont réunies plusieurs de ses aventures les plus connues, parfois compilées en une seule histoire afin de l’étoffer. Mais l’auteur a pris le parti de présenter Jeha comme « le malin aux milles ruses » : ne sont donc ici présentées que les anecdotes ou le personnage berne son entourage, leur joue des tours par moquerie et souvent pour se défendre d’une agression ou pour faire valoir ses droits. Il apparaît ainsi, non plus comme un fou faisant preuve de sagesse dans son délire, retournant la réalité à l’avantage de ses démonstration, mais comme un petit futé, finalement plus proche des contes classiques que des nawadir, où le rire et la réflexion naissent justement de son aspect d’anti-héros. Si les histoires sont toujours intéressantes, et écrites dans un style oral qui se prête tout à fait à la narration, leur choix ne révèlent qu’une seule facette de ce personnage dont tout l’intérêt réside justement dans la complexité de ses contradictions. Qui pourrait, après la lecture, le considérer encore comme un fou ou un idiot ? On a affaire à un Jeha malin, habile, gentil, relativement consensuel, et par là même affadi par rapport à son modèle... Malgré tout, rendons tout de même justice à cette occasion qui est donnée au lecteur néophyte de découvrir plusieurs aventures de ce personnage exceptionnel, ce qui le portera sans doute à continuer l’exploration de ses multiples aspects dans les nombreux ouvrages qui lui sont consacrés.