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Illustration numérique: regards croisés

Illustration[s]: la création d'images à travers différentes techniques 5

Elinda Halili
30 octobre 2024

Entre outil et technique, le numérique est de plus en plus répandu dans le domaine de l'illustration jeunesse. Anne Crausaz, Blexbolex et Stéphane Kiehl, dont la qualité de l’œuvre n’est plus à démontrer, sont familiers de la création par ordinateur et reviennent pour nous sur les possibilités qu’elle offre et les limites dont elle souffre.


1) Quelle place tient le numérique dans votre processus créatif ? 

Anne Crausaz: Lorsque j’étais graphiste, j’ai beaucoup travaillé sur le logiciel de dessin vectoriel Illustrator. J’ai donc démarré l’illustration jeunesse avec ce même procédé. Je travaille d’abord à la main, au trait, en dessinant de manière très précise, la nature par exemple, pour ensuite décalquer mes propres dessins à la souris, sur un ordinateur, point par point. En procédant de cette manière, je réalise tout un travail de simplification pour, comme disait Iela Mari, synthétiser le monde qui nous entoure, plutôt que de le styliser, et le rendre ainsi accessible aux enfants. Le dessin manuel au préalable me permet vraiment de travailler la forme, comme je pourrais le faire si le dessin était jusqu’au bout traité à la main. 

Anne Crausaz Quel est ce fruit
Lorsqu'elle représente la nature, Anne Crausaz le fait à la fois de manière précise et synthétique, afin de permettre aux enfants de facilement décrypter ses images («Quel est ce fruit?», © MeMo)

Le grand avantage du dessin vectoriel est de pouvoir manipuler chaque forme séparément pour, par exemple, l’agrandir à l’infini ou modifier son contour, la déplacer, changer sa couleur sans avoir à recommencer comme pour un dessin à la main. 
En revanche, ces manipulations infinies ne rendent pas forcément le dessin vectoriel plus rapide que le dessin manuel mais permettent en effet des corrections jusqu’à la fin du processus de création.    

Blexbolex: Au tournant des années 2000, les machines que nous appelons ordinateurs sont devenues plus accessibles au grand public, s’étant implantées avec succès dans différents secteurs de la production, de la maintenance et de la gestion quelques années auparavant. Les petites structures de type artisanal ou autres ont pu s’équiper aussi. Il y avait d’une part une véritable curiosité par rapport à cette technologie nouvelle et multifonctionnelle, et aussi l’idée d’économiser sur certains coûts de production, une fois l’investissement de départ amorti.
Même si dans les années 90, j’avais suivi une petite formation axée sur les logiciels Adobe Illustator et Quark XPress, le choix de la structure s’est davantage porté sur le logiciel Adobe Photoshop pour le traitement des images (choix parfaitement juste dans ce cas), et est resté sur XPress pour la mise en page. Nous avons dû nous former nous-mêmes et Photoshop est encore aujourd’hui le logiciel que j’utilise le plus. Il agit sur une base de pixels et non de dessin vectoriel.
Je me sers d’un équipement assez sommaire: d’une machine (ordinateur), d’un moniteur, d’une petite tablette graphique et d’un stylet pour l’interaction, et donc d’un logiciel.
Les différents périphériques restant à l’époque assez coûteux, notamment le scanner pour l’acquisition des images, je me suis peu à peu dirigé vers une production directement effectuée sur la machine. Cela n’avait rien d’évident à l’époque, bien que d’autres illustrateurs devenaient de plus en plus nombreux à faire ce choix.
Depuis, j’utilise cet outil dès le début de la mise en production. Le travail de conception continue à se faire en traditionnel, et se compose essentiellement de l’écriture et de la prise de notes sur papier. J’ai adjoint un scanner à mes autres outils depuis, car c’est tout de même bien pratique.

Blexbolex Magiciens
Il y a un je-ne-sais-quoi de magique dans les illustrations de Blexbolex... («Les magiciens», Blexbolex, © La Partie)

Sur la question de l’influence, il y aurait beaucoup trop à dire et je vais essayer de résumer. Je viens de l’approche artistique de l’imprimerie, et ceci reste encore et toujours mon influence majeure. D’un point de vue technique, l’ordinateur facilite énormément certaines tâches ou même certains gestes, et représente une gêne voire un obstacle pour d’autres. Pour des raisons de rapidité, de fatigue ou de paresse, certaines tâches ou gestes vont être favorisés par rapport à d’autres. Cela va naturellement affecter l’équilibre esthétique de l’ensemble et le tirer dans une direction qui n’était pas prévue ni envisagée au départ. Il n’y a rien de choquant ni de bien nouveau ici, toutes les techniques ont leur contraintes et limites.
Certes, cette technologie appliquée au dessin permet d’éviter ou de résoudre certains problèmes, mais en crée d’autres qui lui sont spécifiques. L’un d’entre eux, et le plus marquant au départ, était le temps de calcul de la machine, qui diffère d’au moins quelques fractions de secondes jusqu’à quelques minutes entre le geste imputé et son résultat visible et perceptible. Les machines sont beaucoup plus puissantes maintenant, mais le problème subsiste encore. C’est un simple exemple.

Stéphane Kiehl: J’utilise l’informatique mais elle ne peut en aucune façon se résumer à la question de l’usage. Et pourtant, le numérique prend une telle importance dans mon processus créatif qu’il en devient parfois le sujet. 
J’utilise l’outil numérique à chaque étape, du croquis à la finalisation de l’illustration. Et paradoxalement parfois le dessin sur papier devient l’extension du travail fait en amont sur écran.
Il suffit également de compter le nombre de fenêtres que j’ouvre par jour sur mes écrans pour mesurer sa présence presque obsessionnelle. 
Chaque étape de création est impactée, puis répertoriée et finalisée à l’écran. Mots, traits, phrases et dessins apparaissent sur la fenêtre et sont soigneusement utilisés puis rangés dans les tiroirs numériques. Mes sauvegardes Cloud sont les témoins des travaux passés et j’accorde plus d’importance, par extension, à l’objet imprimé.
Mais une fois de plus, on ne devrait pas penser que le numérique résout tous les problèmes et les questionnements liés au travail graphique: il reste l’outil.
Comme le trait de fusain dont on mesure la graisse, les aspérités et les défauts, une forme en aplat de couleur parfaitement circulaire appliquée avec exactitude sur l’écran appelle la poésie et l’émotion. 
L’informatique est devenue bien plus qu’un pourvoyeur d’outils à savoir utiliser, et bien sûr, pour échanger en image, l’application, et son appropriation, est un enjeu majeur, mais au même titre que d’autres outils. Offrir un ordinateur à un illustrateur ne le dédouanera pas du fait qu’il doit en faire un usage propre à ses intentions. Commençons par demander un point de vue et non pas un rendu. Si la finalité est la même, c’est la façon de s’impliquer qui est différente.

Kiehl Couleurs
«Poésie» et «émotions» sont deux mots qu'on pourrait aussi parfaitement utiliser pour décrire les époustouflants albums de Stéphane Kiehl qui portent le nom de couleurs. En haut ▲, les couvertures de «Noir», «Rouge» et «Vert». En bas ▼, une double-page intérieure de «Blanc» (© La Martinière Jeunesse»)
Kiehl Blanc

2) Quelles compétences sont nécessaires pour réaliser des illustrations numériques ? 

Anne Crausaz: L’utilisation quotidienne d’un logiciel de dessin vectoriel permet de ne pas être perturbé par la technique et de rester concentré sur le dessin pur. 
Ensuite, il y a plein de manières de l’utiliser. Il me semble que tous les illustrateurs qui utilisent le dessin vectoriel de manière intéressante et personnelle développent leur propre façon de travailler, que ce soit dans des propositions très graphiques ou au contraire plus détaillées. 
Pour que les formations en ligne aient de l’intérêt, par exemple, il faut qu’elles soient accompagnées d’une pratique artistique telle qu’on peut la pratiquer dans une école d’art dans le but de créer des images singulières.
Depuis peu, je réalise aussi quelques albums entièrement à la main. C’est une autre manière pour moi de fabriquer des images. 
Du coup, je ne mélange pas du tout le travail numérique avec le dessin traditionnel, sauf à la fin, à la numérisation des originaux pour effacer une tache par exemple.

Blexbolex: Cela n’exige aucune compétence particulière par rapport aux techniques traditionnelles de dessin. Il faut par contre un peu comprendre la logique des appareils et celle des concepteurs des différents logiciels, qui peuvent sembler au départ contre-intuitives, voire assez absurdes pour quelqu’un qui vient d’un apprentissage traditionnel. Même si la question de l’interface a été prise au sérieux par les concepteurs qui ont vraiment travaillé à améliorer leurs produits, certaines choses restent inhérentes à cette technologie. Il faut donc s’y former et s’y conformer. Ce n’est pas possible pour tout le monde, même si cela est bien accepté globalement.
Pour ces techniques, il faut pratiquer et expérimenter de façon assidue, même si on gagne certainement un peu de temps en suivant une petite formation ou une autre. Ce n’est qu’ici véritablement que va se construire la compétence.
Le dessin reste le dessin, et c’est à la fois un art et des techniques qui sont sans pitié. Tout dépend de ce que l’on veut en faire et à quel niveau. On n’a pas réellement besoin de dessin pour faire une image. Ni l’une ni l’autre ne s’impliquent. Si l’on souhaite que notre image comporte des éléments de dessin, soit on se plie à cette discipline, soit on utilise des facilitateurs. Il en existe de tous genres et de toutes espèces, et ce n’est pas nouveau. Mais il faut être clair: si le but était le dessin, on n’a pas intérêt à les utiliser, parce qu’on n’apprend rien; si le but était l’image, alors on a tout intérêt à les utiliser parce que le dessin est devenu un obstacle par rapport au but envisagé.
Je pense tout de même qu’une pratique même minimale du dessin reste importante parce qu’elle permet des constats, des raisonnements et des chemins logiques inenvisageables sans elle. Si l’exercice du dessin peut être une torture pour certains, c’est une source de joie pour d’autres. C’est la même chose avec la création d’une image.

Blexbolex Vacances
Comme pour le dessin traditionnel, l'illustration numérique est un savant mélange de connaissances théoriques et d'expérience pratique. Ici deux exemples de chefs-d'œuvre: en haut ▲, «Nos vacances» de Blexbolex (© Albin Michel Jeunesse); en bas ▼, «Moon» de Stéphane Kiehl sur un texte d'Agnès de Lestrade (© Sarbacane)
Kiehl Moon

Stéphane Kiehl: La didactique liée à l’illustration s’appuie sur des notions théoriques et sur l’expérience. Pratiquer le dessin de communication demande des connaissances dans différents domaines. Un illustrateur doit être en mesure d’amalgamer ces dernières pour les utiliser à bon escient mais doit surtout continuer à regarder autour de lui et exercer son œil. Qu’il reporte ses intentions au crayon gras ou au stylet importe peu, ces derniers restent les outils et les compagnons du geste. Le corps et l’œil gardent les mêmes engagements, ce n’est que le résultat qui change.
Et forcément, d’avoir usé les matières physiques appliquées sur papier rendent l’approche du travail numérique plus abordable. Les applications et les logiciels tentent les restitutions des matières réelles, à nous de se les réapproprier. Et c’est parfois l’addition de techniques de dessin traditionnelles et numériques qui sauront être la solution.
Les nouvelles technologies sont fondamentales pour concrétiser un projet. Si l’on dessine sur une feuille de papier l’esquisse d’un projet, ces traits doivent correspondre à une matière et à une technologie. La faisabilité et la fonctionnalité d’un projet passent à travers l’apprentissage des connaissances des nouvelles technologies quelle que soit la manière.

3) Le numérique est-il une révolution, pour l’illustration ? 

Anne Crausaz: Je ne sais pas si c’est une révolution, mais c’est évident qu’il y a de plus en plus d’illustrateurs qui mélangent dessin numérique et dessin traditionnel, en favorisant par exemple la colorisation à l’ordinateur, notamment pour pouvoir justement revenir en arrière sans repartir de zéro, ce qui est un progrès certain. 
Pour ma part, je considère le dessin vectoriel comme un outil. Un outil comme un autre. Et la question de l’outil ne devrait même pas tellement se poser, à mon avis. Une technique n’est pas mieux qu’une autre, puisque c’est le résultat qui compte. Mais il reste encore beaucoup d’à priori.
Par contre, il est tout à fait possible de se passer du numérique. Selon chaque projet, une technique s’adapte mieux qu’une autre. C’est pour cette raison que je travaille actuellement en parallèle à la main et à l’ordinateur selon le thème du livre. 
L’imagier des sens, aux éditions Askip, a été réalisé entièrement à la gouache. Si je l’avais réalisé en vectoriel, j’aurais eu plus de difficultés à dessiner certaines sensations, matières, qui se prêtaient bien aux accidents que la gouache liquide peut provoquer.
Pour résumer, je dirais donc que le numérique étaie les possibilités sans être un frein à la création. Il permet d’intervenir de manière plus active sur l’impression bien que la technique soit la même et est du coup une petite révolution pour l’illustration.

Anne Crausaz L'imagier des sens
Dans «L'imagier des sens» (© Askip) ▲, Anne Crausaz a travaillé à la gouache alors que le dessin vectoriel est à la base de «De fleurs en fleurs» (© MeMo) ▼
Crausaz De fleurs en fleurs

Blexbolex : Je n’aime pas parler ici de «révolution» qui sent l’argument marketing à plein nez. L’arrivée du numérique a, c’est vrai, quelque peu bouleversé certaines pratiques ou institutions, et a également ici comme ailleurs participé à la destruction de professions parfois très utiles. Là aussi mon bilan global reste mitigé. Si une «révolution» devait s’effectuer dans le domaine qui nous intéresse, je crois qu’elle passera nécessairement d’abord par une conception, qui pourra ensuite s’appuyer sur une technologie ou une autre, celle-ci ou une autre. Celle-ci est maintenant bien implantée et il semble logique que ce soit elle qui soit à même de recevoir la création. Rien n’est moins évident. La création n’est pas une mince affaire.
Si par bien des aspects, elle semble ouvrir un champ de possibilités incalculable, sa conception-même et les implants de raisonnement que cela suppose en forment dès le départ la limite. Si la matière et les matériaux ont leur limite physique, il est illusoire de croire que cette technologie n’a pas les siennes. Elle reste fragile et instable. Elle a de plus, ce qui est pour moi intolérable, la possibilité d’être à tout instant retirée des mains de son utilisateur, et le résultat de son travail d’être spolié et utilisé autrement. Là non plus, il ne faut ni exagérer ni paniquer. Ce genre de choses existe depuis longtemps, simplement sous des formes différentes.
In fine, c’est pour moi bien à la fois un outil et une technique, autant l’un que l’autre. On peut bien entendu se passer totalement du numérique, mais cela signifie revenir à une production infiniment plus réduite et localisée. La question reste toujours celle des buts à atteindre et dans quels champ ou territoire ils doivent se réaliser et s’accomplir. Cela reste une vraie question pour les artistes. À quel niveau d’intensité ils veulent s’exprimer et leurs attentes en retour, s’ils en ont. Il n’y a pas véritablement de réponse générale à cette question.
Le plus gros changement pour moi a été d’ordre corporel. Une feuille de papier se pose d’habitude sur une table, à plat, et le travail de la main et du regard vont se concerter par rapport à ce plan horizontal. Si la tablette est posée à plat, mon regard se porte désormais sur un écran vertical. On s’y habitue, mais c’est contre-intuitif. Les tablettes ou autres appareils intégrant un écran interactif ont rétabli ce rapport horizontal, mais de mon point de vue trop tard. Le simple fait de devoir contrôler par le regard ce que faisait ma main sur un autre plan et dans un autre espace, connecté mais séparé, rend le travail de dessin incertain. J’ai du mal à poser des éléments sur un plan cohérent. J’ai constaté que ce problème existait chez d’autres qui pratiquent aussi le tout numérique. Je l’attribue (à tort ou à raison) à cette dislocation du plan de travail, qui rend les choses moins directes et moins intuitives. Le travail de correction et de réajustement peut en certains cas devenir un vrai obstacle et une perte de temps considérable.

Stéphane Kiehl: Comme pour les impressionnistes, à qui avait été proposé le tube industriel de couleur, et qui a influencé l’approche et a marqué l’histoire de la peinture, le numérique a influencé l’illustration par sa richesse en proposition de nouveaux outils et par extension de nouveaux processus de travail, dont il sera difficile de se passer. Mais il serait bien hasardeux d’enfermer le numérique dans un style, dans une technique, dans un registre: les illustrateurs et les illustratrices savent délaisser l’outil informatique avec lequel ils entretiennent un rapport si intime pour retrouver crayons ou aquarelle, la puissance d’un trait assuré et le contact direct avec le support.
Le numérique étaye non seulement une manière d’aborder le dessin mais aussi celle de réfléchir et d’écrire. Et ouvre un champ inépuisable de possibles. 
L’outil change, pourtant le geste et la main restent les guides de la conception. Tout est question d’apprentissage de l’outil, celui qui impacte non seulement le créateur mais également tous les acteurs qui finalisent le projet, qu’ils soient fabricants ou imprimeurs. Eux aussi ont dû s’adapter à ces nouvelles formes d’écriture.


Image de vignette: image intérieure de Et le soir quand la nuit tombe... d'Anne Crausaz (© MeMo)

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