Chasseur de glace

« Là où habite Youri, on ne s’installe pas.
On y naît et on y vit, ou bien on s’enfuit. »

Voilà une introduction lapidaire pour cet album de fiction ancré dans la réalité d’une région, la Sibérie, et en particulier le lac Baïkal, aux contours rapportés sur le premier contreplat de l’album, au milieu de l’immensité d’une double-page muette.

Le propos documentaire étaye l’histoire imaginée par Séraphine Menu pour décrire un monde pris dans les glaces, hors du temps, les alentours du lac Baïkal, « le lac riche » : riche d’un écosystème prolifique et endémique, riche de traditions contées par des peuples installés depuis des centaines d’années comme les Bouriates ou seulement quelques dizaines comme les Russes. L’écrivaine entrecroise adroitement les fils de ses deux récits pour donner vie à Youri, petit Russe blond né sur les rives du lac, élevé par son père, chasseur de glace, une activité qui permet à la population d’avoir de l’eau tout au long de l’hiver, quand les robinets et le lac lui-même sont gelés. Une vie enchantée par la faune et les forêts, mais si rude qu’elle chasse parfois certaines familles plus loin, vers les villes. Youri a une amie Bouriate multicolore dans son costume chamarré, dont les yeux rient autant que le sourire : ainsi la dépeint Marion Duval l’illustratrice qui s’ingénie à faire scintiller les yeux des enfants, comme les reflets du soleil ou des étoiles dans la glace et sur la neige. L’album devient, par la grâce de son travail, une ode à la lumière, qui nuance les couleurs du monde, les fait chatoyer comme dans cette superbe première image : la maison de Youri, au toit figé de glace, entre gris et bleu, aux murs de bois dans un camaïeu de bruns, travaillés par l’humidité, aux fenêtres encadrées de bleu et dont les vitres reflètent en quatre bandes superposées le lac opaque, la forêt sombre au loin, le soleil couchant, et la diffusion de ses rayons dans le ciel. Une entrée en matière particulièrement incitatrice et mystérieuse à la fois.

Et puis, tout de suite, on tourne la page, sur un monde de glace infini, irisé de bleus et de roses, sous le disque blanc d’un soleil implacable. Au loin, la maison de Youri et la barque de son père semblent coupées du monde. Le cadre est posé, et en même temps qu’elle illustre les informations du texte, les espèces d’oiseaux, la vie sous-marine, les activités humaines, les spécificités culturelles, Marion Duval peut elle aussi donner son interprétation du texte de Séraphine Menu : un avion de papier déplie ses ailes pour défier l’infini du ciel, des fleurs d’été s’élancent joyeuses et colorées, comme une couronne autour de l’eau, qui dans ses profondeurs, laisse transparaître un monde merveilleux comme le palais du Roi-Dragon. D’une réalité figée dans la glace et l’incandescence de la lumière, l’artiste met en valeur le moindre reflet, le moindre relief, qui rendent à l’univers les couleurs de la vie.

Comme le récit de Séraphine Menu, qui prend lui aussi des allures de conte, avec des métaphores charmantes, inattendues mais si justes, le froid « piquant et moelleux » à la fois, le bois qui « fond doucement dans la cheminée » quand « les tapis de fourrure câlinent les pieds ». Un papa qui brave la morsure du vent sur la glace, « qui cristallise les larmes comme des perles sur les joues », et Youri qui raconte des histoires au vent pour qu’il souffle plus loin pour les emporter. Les légendes et les chants traditionnels inspirent l’autrice et impriment leur marque poétique comme un sceau sur la glace du grand lac Baïkal : « L’esprit du lac sera leur mémoire. Les étoiles tombées au fond seront leurs cœurs. »

Un magnifique album pour ouvrir le regard sur l’Ailleurs.