Ne tombe jamais

Avant même d'appréhender le thème, la langue frappe : saccadée, en phrases courtes, oubliant la conjugaison des verbes et des déterminants, elle fait penser à quelqu'un qui ne maîtrise pas bien l'anglais (puisque le roman est traduit). C'est le cas, nous dit Patricia McCormick, l'auteure, puisqu'elle raconte à la place d'Arn Chorn-Pond, Cambodgien venu en Amérique à la fin de son adolescence. Mais si elle a choisi de restituer ce parler tout à fait singulier, c'est peut-être aussi parce qu'il rend parfaitement compte de la peur qui traverse ces 200 pages, une peur viscérale qui empêcherait l'élaboration de pensées complexes, allant au-delà d'une simple survie. Le jeune Arn a fait partie des milliers d'enfants pris en otages par les Khmers rouges dans les années 1970 et il nous narre sa bataille pour continuer à exister, aussi bien physiquement qu'intellectuellement.
Evidemment, le récit de ces quatre années est largement centré sur tout ce qui a trait au corps, à la faim d'enfants en pleine croissance, malades à cause des insectes, rendus fous par le froid et la fatigue. Le récit est très cru, et constitue un véritable coup de poing au cœur pour le lecteur occidental plutôt gâté. Arn, cependant, prendra la peine de s'occuper des autres, de garder des grains de riz pour les plus petits : il est plus fort moralement que ses camarades, et apparaît bientôt comme une sorte de leader (l'élu, dira l'Américain venu le sauver dans le camp de réfugiés à la fin).

Là intervient l'aspect le plus sensible du livre, le plus difficile à percevoir dans la masse des émotions contrastées éprouvées par le jeune héros. La plupart du temps, il se rebelle. Pas concrètement et directement, mais par des petits actes anodins, des paroles qui restent. Et puis, de temps en temps, une phrase le surprend à penser à la façon d'un soldat khmer. Encore d'autres fois, quoiqu'assez rarement, il se décourage, effrayé de ne plus rien ressentir, de devenir indifférent : « En un seul jour, on peut s'habituer à voir des morts. » (p. 26). Instrumentalisée, la musique qu'on l'oblige à jouer ne lui permet même pas un apaisement temporaire, puisqu'elle est censée cacher le bruit des exécutions.

Très fin et attentif à son sujet sans tomber dans la compassion, cet ouvrage marque durablement les esprits à propos d'une période méconnue (de nos jours) et d'un pays loin géographiquement. De fait, Ne tombe jamais fait acte de mémoire, après les conférences données un peu partout par Arn lui-même, devenu ardent défenseur des Droits de l'homme dans le monde. Une mémoire par l'exemple, à découvrir dès 14/15 ans.