Et si «La petite sirène» était autobiographique? Un spectaculaire album signé Benjamin Lacombe
Hans Christian Andersen aurait été inspiré par son amour malheureux pour un homme. La thèse n’est pas nouvelle, mais la traduction et les illustrations du conte le sont.
Hans Christian Andersen aurait été inspiré par son amour malheureux pour un homme. La thèse n’est pas nouvelle, mais la traduction et les illustrations du conte le sont.
La nouvelle petite sirène des studios Disney inonde en ce moment les écrans des salles de cinéma et offre l’occasion de revenir sur une autre petite sirène résolument moderne, celle revisitée par Benjamin Lacombe. Publié par Albin Michel dans la collection Les classiques illustrés en novembre dernier, l’album a été jugé «beau comme une œuvre d’art» par Le Figaro et il est vrai que ses illustrations sont de véritables tableaux.
L’illustrateur Benjamin Lacombe et le traducteur (dans ce cas du danois) Jean-Baptiste Coursaud, auteurs de cette nouvelle version aux couleurs pop, voient dans La petite sirène un récit autobiographique. Hans Christian Andersen, épris d’un homme qui n’était pas amoureux de lui, relaterait dans le conte son propre drame.
Des classiques en liberté
«Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire», expliquait l’écrivain Italo Calvino. Chez l’éditeur Albin Michel, Benjamin Lacombe dirige la collection Les classiques illustrés qui ne s’interdit rien en matière de réécriture. Lancée en 2018, elle a entre autres proposé de nouvelles versions du Magicien d’Oz, de Poucette, de Pinocchio, de Bambi, de Peau d’âne ou encore de L’île au trésor. L’idée est qu’un·e artiste (souvent Benjamin Lacombe lui-même, mais pas toujours) choisisse une œuvre avec laquelle il ou elle est intimement lié·e pour aboutir à une version «subjective mais sincère». «Les classiques sont des classiques parce qu’ils ont réussi à transcender leur époque, on a le droit de les revisiter, voire de les bousculer», explique le directeur de collection Benjamin Lacombe. Davantage qu’autour du texte, Les classiques illustrés se construisent souvent autour de l’image afin que l’œuvre revisitée plaise «à un lectorat friand de narration visuelle». Objectif entièrement atteint par l’avant-dernier titre de la collection (La reine des neiges a suivi), illustré par Benjamin Lacombe lui-même: La petite sirène du Danois Hans Christian Andersen.
La réappropriation moderne du conte est double puisque réalisée à la fois dans le texte – une nouvelle traduction de Jean-Baptiste Coursaud – et dans les spectaculaires images de Benjamin Lacombe.
Dans les profondeurs les plus vertigineuses de la mer
Dans le conte Den Lille Havfrue publié en 1837, un peuple mi-humain mi-marin vit dans les profondeurs les plus vertigineuses de la mer. Son roi a six enfants, et la petite dernière est la plus exquise de toutes… mais elle est irrésistiblement attirée par le «monde d’en haut». «Il lui semblait étrangement délicieux que sur terre les fleurs embaument», écrit Hans Christian Andersen dans la traduction de Jean-Baptiste Coursaud. Lorsqu’elle fête ses quinze ans, la petite sirène a enfin le droit d’aller voir le monde des humains. À travers la vitre d’un trois-mâts amarré, elle découvre un adorable jeune prince. Quand une tempête fait sombrer le navire, la petite sirène se souvient que les humains sont incapables de survivre dans l’eau et sauve le prince en lui maintenant la tête à la surface. Sans divulgâcher la suite, il est clair que le désir de la petite sirène de quitter son monde pour l’autre est renforcé par cette houleuse nuit.
Lors du dernier Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, le duo Lacombe-Coursaud a présenté l’album et sa genèse lors d’une discussion animée par la spécialiste de littérature de jeunesse Sophie Van der Linden. «Ce conte est extrêmement important dans mon parcours», a alors expliqué Benjamin Lacombe. «J’en ai parlé pour la première fois à mon éditrice Marion Jablonski il y a onze ans! Il a fallu tout ce temps au projet pour mûrir et finalement se concrétiser».
#metoo est passé par là
Soulignons le courage éditorial d’Albin Michel qui a laissé libre cours aux idées de l’illustrateur et aux thèses du traducteur, même quand celles-ci s’éloignent d’une petite sirène consensuelle. #metoo est passé par là; dès la couverture le ton est donné puisque Benjamin Lacombe assoit l’héroïne dans des algues roses qui ont la forme d’une vulve.
Dans le film d’animation de 1989, certain·e·s – comme Benjamin Lacombe lui-même – pouvaient déjà repérer des références «queer» de La petite sirène. «Je suis né en 1982, donc je n’ai pas pu passer à côté de la version Disney influencée par le parolier gay Howard Ashman», explique Benjamin Lacombe. «La sorcière Ursula ressemble à s’y méprendre à la drag-queen new-yorkaise Divine et les pectoraux de Triton sont particulièrement bien développés. Après cette version, la petite sirène elle-même est devenue une icône gay».
Effectivement, les films de Disney sur lesquels le parolier Howard Ashman a collaboré reflètent une sensibilité LGBTQIA+. Alors qu’il travaillait sur La petite sirène, Howard Ashman a appris qu’il était atteint du sida, maladie dont il est décédé avant de voir le dernier film Disney auquel il avait participé, La belle et la bête. Mais revenons à nos moutons de mer et à La petite sirène de Benjamin Lacombe.
Retraduire le conte et les lettres d’Andersen
«D’ordinaire, lorsque vous lisez un conte d’Andersen, vous avez l’impression qu’il est en train de vous le raconter», explique Jean-Baptiste Coursaud. «Dans La petite sirène c’était tout le contraire, le texte regorgeait d’adjectifs et de descriptions». Cette particularité met la puce à l’oreille de l’illustrateur et du traducteur, qui soulignent que l’écrivain a lui-même, dans sa préface, prévenu que «seul le lecteur plus âgé comprendra la signification profonde» de l’histoire racontée. «Andersen parle également d’une sorte d’impérieuse obligation», précise Jean-Baptiste Coursaud, «il affirme en parlant du conte de la petite sirène: “je devais l’écrire”». Jean-Baptiste Coursaud ne s’arrête pas à la retraduction du conte, il s’intéresse aussi à la correspondance d’Andersen. Certaines des lettres («les plus parlantes») font partie de l’album et finissent de convaincre Benjamin Lacombe et Jean-Baptiste Coursaud que La petite sirène, amoureuse malheureuse d’un homme qui se marie avec une autre, est en quelque sorte une autofiction.
Ce qui est sûr, c’est que Hans Christian Andersen, d’origine modeste, n’a pu devenir celui qu’il est devenu que grâce à son protecteur Jonas Collin. Et qu’au cours de sa vie, Andersen va écrire des lettres d’amour tant à Louise, la fille de Jonas Collin, qu’à son fils, Edvard, qui va épouser une certaine Henriette. «À Louise il en a écrit deux, à Edvard 400», précise Benjamin Lacombe qui souligne encore: «Nous sommes les premiers à traduire et publier ces lettres – et leur contenu sur la fin du conte qui en dit beaucoup. Andersen commence à écrire La petite sirène le jour même du mariage d’Edvard auquel il n’est pas convié», poursuit l’illustrateur. «Dans le conte, la métaphore de la mutilation – une queue de poisson contre deux jambes – et celle de la perte de la voix que l’on peut voir comme la perte de l’identité sont évidentes», conclut-il, «la petite sirène est une histoire de transformation».
Quid de la sexualité du conteur Andersen
La sexualité de Hans Christian Andersen est depuis longtemps un objet de recherche. En 1985, la théorie qui veut que La petite sirène soit une métaphore d’Andersen pour exprimer son amour non-réciproque pour Edvard Collin existe déjà, puisque François Flahault la rejette dans son ouvrage Fictions et spéculation sur les contes de tradition orale et les contes d'Andersen. En 2004, dans sa biographie d’Andersen (Andersen – En Biografi) l’auteur Jens Andersen explique qu’Hans Christian Andersen est souvent tombé amoureux, d’hommes comme de femmes, et qu’il était le plus souvent malheureux en amour. Jen Andersen refuse de mettre une étiquette que cela soit celle de l’hétérosexualité, de l’homosexualité, de la bisexualité ou même de l’asexualité pour placer le célèbre auteur de contes dans une catégorie bien définie. Ce serait donc plutôt le fait d’être rejeté et malheureux qui aurait inspiré Andersen pour écrire La petite sirène ou Le vilain petit canard.
En tout cas, Andersen parle ouvertement de sa «demi-féminité» et il était quelqu’un de plutôt inadapté à la société, un petit peu comme la nouvelle sirène de Benjamin Lacombe, qui a «voulu l’ambiguïté dès le départ». «Je me réjouis d’avoir pu illustrer certaines images du conte pour la première fois», explique l’artiste. «Une des illustrations les plus importantes pour moi est celle où la petite sirène est habillée en page, c’est-à-dire en homme».
L’orientation sexuelle et affective d’Andersen importe peut-être aussi peu que la couleur de la peau de la nouvelle héroïne de Disney. Ce qui est réjouissant dans les nouvelles interprétations du classique, c’est qu’elles sont le reflet d’un monde devenu plus divers et plus libre. La petite sirène aux cheveux courts de Benjamin Lacombe – qui lui a donné la coiffure de son auteur Andersen – vaut assurément le détour, tant pour ses illustrations que pour son interprétation. Comme Jean-Baptiste Coursaud, on remercie l’éditrice et l’illustrateur-directeur de collection qui ont laissé le traducteur s’exprimer dans une longue préface. Et comme Benjamin Lacombe, on se réjouit que soit sorti un livre «qui n’est pas celui que l’on attendait». Plongez dedans!