Que la lumière soit: la technique de la carte à gratter
Illustration[s]: la création d'images à travers différentes techniques 4
Illustration[s]: la création d'images à travers différentes techniques 4
Gratter une couche pour révéler ce qu'il y a en dessous. C'est en effet la raison d'être de la carte à gratter, et révéler ce qui se cache sous la surface est aussi une puissante métaphore existentielle.
Technique d'origine ancienne, proche du graffito ou sgraffito (méthode de décoration murale répandue entre le XVIe et le XVIIe siècle et obtenue par la superposition de plusieurs couches d'enduit de couleurs différentes, dont les plus extérieures étaient gravées selon le dessin souhaité), la carte à gratter est aujourd'hui un mode d'illustration particulièrement suggestif. Les images ainsi créées, où le blanc émerge du noir, ont une puissante expressivité.
Hannes Binder
En Suisse, l'artiste qui a exploré le plus longtemps cette technique, y compris en s'adressant aux jeunes lecteurs, est sans conteste Hannes Binder. Né à Zurich en 1947, Hannes Binder, après avoir obtenu son diplôme à la Kunstgewerbeschule, a travaillé comme graphiste à Milan puis à Hambourg. Aujourd'hui illustrateur et peintre indépendant à Zurich, il enseigne l'histoire de l'illustration à la Hochschule für Kunst und Gestaltung de Lucerne. Son travail a été récompensé par de nombreux prix. Il a illustré divers textes littéraires (notamment l'œuvre de Friedrich Glauser) et plusieurs de ses illustrations figurent dans des volumes de littérature jeunesse.
Letizia Bolzani: Hannes Binder, pourquoi avez-vous choisi de vous consacrer plus particulièrement à la technique de la carte à gratter?
Hannes Binder: J'aime la résistance de cette technique. Le grattement du couteau a quelque chose de durable, de permanent. Quelque chose qui vient du temps. Il y a un effet de reconnaissance.
Je dessine le monde d'aujourd'hui avec une technique du XIXe siècle. Cela irrite et attire l'attention à notre époque où tout va vite et où l'on dévore les images. Mais cette technique me limite aussi dans les thèmes. Le noir et blanc, sans couleurs, c'est difficile dans les livres pour enfants. Je me suis déjà demandé dans quelle mesure la technique du scraper board, par l'abstraction du noir et blanc, avait déterminé mes histoires. J'avais un jour prévu une histoire intitulée Le gratte-ciel, uniquement pour s'éloigner un peu de la lourdeur du sol vers le ciel.
Il existe cependant déjà un certain nombre d’album où j’utilise les couleurs: Pipo et Sifflet, A ce moment précis... , L'or du Vénitien, et Le chat de Vallotton. Tous publiés par l'École des loisirs à Paris.
Comment travaillez-vous dans la pratique?
En effet, je dessine en négatif. Du noir, je fais ressortir la ligne blanche, la lumière. D'où l'effort symbolique de la création: que la lumière soit.
Sur la surface noire du carton, j'esquisse le dessin au crayon. Ensuite, je gratte la ligne blanche avec le couteau à plume. Sous la fine couche noire, il y a une couche de blanc de titane avec du plâtre. Bien sûr, il faut une planification précise. Mais le hasard joue un rôle important. Les imprévus entrent en ligne de compte et déterminent en partie le déroulement de l'histoire. Le moment où l'on s'arrête est important. Si l'on gratte trop longtemps, on risque de perdre la tension au profit de la lumière. Et il faut un peu de crépuscule pour l'ambiguïté, la duplicité.
Existe-t-il un ouvrage, parmi vos livres, dans lequel cette technique est particulièrement mise en valeur?
Certainement Les frères noirs (Die Schwarzen Brüder). Ici, on peut dire que le dessin est directement gratté dans la suie des cheminées. C'est une histoire en noir et blanc, qui conduit Giorgio, ramoneur, des montagnes enneigées du Tessin à l'inferno des cheminées de Milan. Un road movie dramatique en noir et blanc. Je dis toujours que le plus important dans une histoire est de se demander: qu'est-ce que cela a à voir avec moi? Finalement, il faut vivre en travaillant sur le livre pendant au moins un an. J'ai moi-même travaillé à Milan, comme graphiste, et dans le matériau qu'était l'encre de Chine, l'inchiostro, dont on avait encore besoin à l'époque, il y a aussi de la suie. J'étais donc motivé pour intégrer mon propre Milan dans l'histoire.
Die Chronik des Zeichners , en français Ianus, vit également de l'évolution du dessin à partir du noir. Sans oublier mon dernier livre, Fritz & Nanà, paru en 2023 chez Carthusia à Milan, que j'ai dessiné avec Antonello Silverini. Un livre sur les auteurs Friedrich Dürrenmatt et Leonardo Sciascia. Les deux ont écrit des romans policiers, et les romans policiers se prêtent bien sûr à cette technique en général, comme je l'ai montré avec mes nombreuses adaptations de Friedrich Glauser.
Antoine Déprez
D'une génération plus récente, un autre illustrateur actif en Suisse se distingue dans l'utilisation de cette technique. Il s'agit d'Antoine Déprez: né en 1978 à Lille, il est diplômé en arts graphiques à Lyon. De la France, il s'est installé en Suisse, au Tessin, où il vit toujours et où il travaille comme illustrateur, peintre, graphiste publicitaire et professeur d'illustration à la SUPSI de Lugano. Il a publié plusieurs livres de littérature jeunesse.
Letizia Bolzani: Antoine Déprez, comment travaillez-vous dans la technique de la carte à gratter?
Antoine Déprez: La technique de la carte à gratter est très simple, le support que j’utilise est déjà prêt: un carton recouvert d’une fine pellicule de plâtre et laqué de noir. En grattant (j’utilise en général le cutter) on enlève le noir pour découvrir le blanc.
Je prévois toujours le dessin sur papier avant, puis le transfert au crayon sur la carte à gratter. Et c’est parti pour des heures de gratt gratt…! C’est une technique qui ne permet pas de retour en arrière, pas d’erreur, donc mon dessin préliminaire est très précis.
Pourquoi utilisez-vous cette technique?
J’adore cette technique pour plusieurs raisons: tout d’abord, elle permet des contrastes impressionnants, des effets de lumière puissants; ensuite, elle rappelle la gravure, la taille douce, donc un trait bien nerveux. Et enfin, c’est une technique qui demande très peu de matériel, un crayon un cutter et une feuille de carte à gratter, très pratique quand on est habitué à la peinture…
En réalité, bien qu’elle ne le semble pas, cette technique est très versatile. J’ai fait toute sortes d’illustrations avec, étiquette de vin, de miel, livres illustrés, logo, etc…Petite note: il m’arrive parfois, quand l’image est numérisée, de changer le noir pour une autre couleur. Pratique le digital! Il est faux de penser que sa nature «gravure» la réserverait à l’illustration de contes traditionnels.
Dans quels livres avez-vous utilisé cette technique?
Avec cette technique, j’ai illustré deux albums: Il tavolino magico (Marameo Editions 2019). Une très belle adaptation de la fable des frères Grimm par Roberto Piumini. Là du coup on est vraiment dans le conte classique... Et Peter (Salvioni Edizioni 2021). La véritable histoire d’un chamois, à qui il manque les cornes, une belle histoire se déroulant dans les alpes tessinoises. Et un roman: La fille en poils de chien (Alice Editions 2022). Le récit haletant d’une petite fille fuyant la destruction de son village. Dans la toundra elle se liera d’amitié avec…. Un loup?
Hannes Binder et Antoine Déprez: deux artistes différents, par l'âge, le style et les choix éditoriaux. Mais unis par la fascination de la carte à gratter, c'est-à-dire de la lumière surgissant du noir, rendue brillante par la force de la rayure, comme un geste unique, ici et maintenant, sans arrière-pensée possible. La rayure comme un instant irremplaçable pour créer de la beauté, une autre métaphore intense de la vie.
Image de vignette: couverture du roman La fille en poils de chien (© Alice Jeunesse)