Excursion guidée à travers la représentation des personnages non blancs dans la littérature jeunesse d’expression française
Un compte-rendu de l’ouvrage Où sont les personnages d’enfants non blancs en littérature jeunesse?, de Sarah Ghelam, Strasbourg: éditions On ne compte pas pour du beurre, 2024.
Un compte-rendu de l’ouvrage Où sont les personnages d’enfants non blancs en littérature jeunesse?, de Sarah Ghelam, Strasbourg: éditions On ne compte pas pour du beurre, 2024.
L’ouvrage Où sont les personnages d’enfants non blancs en littérature jeunesse? dresse un état des lieux de la manière dont sont représentés les personnages non blancs dans la littérature jeunesse d’expression française. Son autrice, Sarah Ghelam, est chercheuse, libraire, formatrice et éditrice. Elle s’intéresse en particulier aux représentations des personnes racisées et queers.
Dans ce livre, l’objectif de l’autrice est de proposer une évaluation de la littérature jeunesse d’expression française et traduite en français, publiée et diffusée entre 2010 et 2023 par des maisons d’édition traditionnelles basées en France hexagonale. Elle prend appui sur une recherche effectuée dans le cadre de son mémoire et se base sur un corpus de 418 livres comprenant des personnages non blancs. Elle s’intéresse en particulier aux albums illustrés destinés à un public de 0 à 6 ans pour rendre compte de la manière dont sont représentées les minorités racialisées quand elles sont présentes (elles ne le sont pas toujours) que ce soit à travers leur colorisation, les traits physiques et vestimentaires qui leurs sont attribués, leur environnement ou le contenu de l’histoire.
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Sarah Ghelam explicite aussi son choix d’utiliser le terme «personnages non blancs» qu’elle préfère à celui de «personnages racisés». Elle argumente qu’il n’existe pas d’études permettant de déterminer à partir de quel âge les personnages rencontrés dans les livres sont racialisés par les enfants qui les découvrent ou par les personnes qui accompagnent la lecture. Partant, elle choisit de désigner les personnages comme «non blancs» car ils sont effectivement distingués des personnages blancs par les illustrateurices d’albums jeunesse.
Malgré un corpus relativement volumineux en comparaison aux livres antisexistes et inclusifs des personnes LGBTQIA+, le bilan auquel parvient Sarah Ghelam sur la façon dont sont représentés les personnages non blancs est assez accablant. Il peut se résumer en trois principaux constats.
Le premier est que la majorité des personnages non blancs sont présentés comme vivant en dehors de l’Europe (ou de l’Occident) et placés dans des contextes ayant pour but d’expliquer des géographies et cultures soi-disant différentes de l’Europe. Ces histoires sont ainsi en majorité destinées à un jeune public blanc à qui l’on fait «découvrir le monde» et l’altérité via des personnages non blancs, externalisés, et servant de «prétextes» d’apprentissage, comme l’évoque Sarah Ghelam. Les personnages non blancs ne sont donc pas pensés comme endogènes aux sociétés européennes ni comme vivant potentiellement des expériences proches des réalités des enfants blancs. Ils sont au contraire présentés comme porteurs d’une différence extérieure à l’Europe. Cet eurocentrisme implique aussi que ces récits demeurent empreints de stéréotypes voire d’inexactitudes reproduisant des visions réductrices et asymétriques du monde. L’Afrique est par exemple surreprésentée comme un continent de conflits tandis que le Moyen-Orient apparaît comme essentiellement liberticide. La majorité des albums jeunesse contribuent ainsi, à travers le type de représentations négatives qu’ils véhiculent, à reproduire des discriminations et un sentiment de mal-être chez les enfants racisés si leurs expériences de lecture ne sont pas contrebalancées par des récits et images rectifiant le tir et favorisant l’amour de soi.
Sarah Ghelam indique toutefois qu’il existe des exceptions favorisant des récits plus clairement destinés aux enfants de la diaspora et où sont abordées des questions de transmission ou de nostalgie parentale pour le pays quitté. Certains livres évoquent aussi les enjeux liés au fait de vivre avec et négocier des appartenances multiples. Ces ouvrages sont la majorité du temps élaborés par des auteurices concernéexs par ces enjeux, et iels ne cherchent pas à expliquer des sociétés non-européennes de manière ethnographique mais à les présenter telles qu’elles sont, via des personnages qui les habitent et auxquels des enfants diasporés pourraient facilement s’identifier.
Le deuxième constat auquel parvient Sarah Ghelam est une forte tendance de la littérature jeunesse d’expression française à ne pas évoquer la race et le racisme lorsque sont représentés des personnages non blancs, même lorsque l’histoire aborde les discriminations. Cette tendance diffère quand il s’agit de la littérature anglophone traduite en français où les récits sur le racisme et les vécus de personnes racisées circulent bien plus facilement. Dans les albums jeunesse d’expression française, les personnages non blancs sont destinés à symboliser un monde diversifié et démuni de racisme sans toutefois introduire un récit qui déconstruise les mécanismes de racialisation en France et dans ses anciennes colonies. Les personnages non blancs font ainsi office de figurants interchangeables avec des personnages blancs sans que le récit ne change. Sarah Ghelam démontre que loin de parvenir à l’élaboration de récits imaginant des sociétés post-racistes, ces histoires sont le fruit du déni de racisme symptomatique de l’universalisme républicain français. Ainsi, sous prétexte du dépassement des différences raciales et sociales au nom d’une citoyenneté égale et universelle, le discours français d’universalisme invisibilise les personnes racisées et empêche la reconnaissance du racisme systémique.
Le troisième constat est que cette même conception de l’universalisme freine l’émergence de récits d’expression française mettant au premier plan des personnages non blancs porteurs de leurs singularités sans que celles-ci soient d’avance disqualifiées comme «communautaires». Alors que les singularités des personnages blancs sont hissées au rang d’universalité parlant au plus grand nombre, les singularités des personnages et sociétés non blancs sont évaluées comme inaptes à véhiculer du sens commun au-delà des personnes concernées.
Sarah Ghelam milite ainsi pour que les productions littéraires françaises soient libérées de ces biais racistes. Elle conclut en parlant de l’effet «papillons noirs» en lien avec l’album jeunesse Comme un million de papillons noirs de Laura Nsafou (Cambourakis, 2018). Ce livre était dans un premier temps rejeté par les maisons d’édition traditionnelles qui estimaient que parler du rapport d’une petite fille afrodescendante à ses cheveux texturés n’était pas un sujet porteur d’universalité et ne toucherait pas à un public assez large (notamment la majorité blanche). Une fois publié en maison d’édition indépendante, les ventes (plus de 30 000 exemplaires à ce jour) ont démontré le contraire, tandis que la réception générale du livre a signalé la capacité des enfants, blancs comme racialisés, à pouvoir s’identifier, entrer en relation, voire en empathie avec des personnages et des histoires qui ne les concernent pas directement. À partir de cet exemple, Sarah Ghelam se positionne en faveur d’une littérature diversifiée, rendant compte de la multiplicité des vécus d’enfants et en particulier de ceux qui sont racisés en Europe, pour pallier leur invisibilisation et contrer les stéréotypes qui leur collent à la peau. Elle fait le vœu d’une littérature «révolutionnaire» par l’amour et l’estime de soi qu’elle véhicule et stimule chez l’enfant racisé qui la lit, s’éduque et cherche à faire sens du monde.
L’appel de Sarah Ghelam correspond en outre à la mission des éditions On ne compte pas pour du beurre chez qui son ouvrage est paru. Leur mission est de produire des livres et outils pédagogiques inclusifs rendant compte des vécus et personnes invisibilisées dans la littérature jeunesse sans pour autant systématiquement faire de leurs différences le centre du récit. Selon sa co-fondatrice, Elsa Kedadouche, «la visibilité, c’est pas l’explication, encore moins la justification. La visibilité c’est faire exister, tout simplement».
Pour conclure, on peut se demander ce qu’il en est de la Suisse romande. Bien qu’il n’existe à ce jour pas d’analyses de l’envergure de celle menée par Sarah Ghalem, il est certain que les tendances sont similaires au vu de la forte influence du marché du livre français en Suisse francophone, ainsi que des mécanismes racialisant qui structurent le pays. Pour y pallier, des initiatives ont émergé ces dernières années avec l’objectif de contrer l’invisibilisation des personnes racisées en littérature jeunesse. C’est le cas notamment des éditions Visibles, des éditions 7/7 ainsi que des éditions Beth Story. Toutes trois sont portées par des femmes racisées et proposent des collections abordant d’une part les discriminations de tous types en proposant des outils pour accompagner les enfants et parents, et d’autre part des histoires banalisant la diversité. C’est le cas notamment du dernier numéro des «Aventures de Tichéri», Mon corps est à moi, de Licia Chery paru en septembre 2024 aux éditions Visibles. Le récit est centré sur Tichéri, une petite fille afrodescendante, qui est confiée à son tonton Stéphane, un membre de la famille qui se trouve être blanc. L’histoire aborde la question des attouchements sexuels sur les enfants et non la question du racisme. Cependant, par les déplacements visuels et narratifs qu’il opère, le livre rompt avec la tendance raciste d’imputer la violence aux hommes noirs tandis que les hommes blancs seraient plus sûrs. Pour Licia Chery, cet album est sa façon de «faire de la diversité un non sujet» tout en ayant conscience des structures racistes dominantes dans lesquelles évoluent ou seront amenés à évoluer de jeunes lecteurices. Ainsi, à l’instar de Sarah Ghalem, il s’agit de proposer des récits centrés sur des personnages racisés qui vivent des expériences pouvant instruire autant les personnes racialisées que blanches sans que le racisme soit le seul sujet abordé.
* Pamela Ohene-Nyako est fondatrice et responsable d’Afrolitt’.
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