Pochade pour É. D.
Dans cet article, Ulrike Blatter revient sur quelques souvenirs en lien avec l'auteur-illustrateur suisse Étienne Delessert et le Musée Jenisch à Vevey et Cátia Reis Da Costa nous dit quelques mots sur l'exposition en hommage à l'artiste qui se tient actuellement à l'Espace Arlaud.
Dans cet article, Ulrike Blatter revient sur quelques souvenirs en lien avec l'auteur-illustrateur suisse Étienne Delessert et le Musée Jenisch à Vevey et Cátia Reis Da Costa nous dit quelques mots sur l'exposition en hommage à l'artiste qui se tient actuellement à l'Espace Arlaud.

Quelques souvenirs autour d’Étienne Delessert et du Musée Jenisch
Tout a dû commencer par l’exposition Cent ans de livres d’images que nous avions organisée, Denise von Stockar[1] et moi-même, pour le Musée Jenisch en automne 1983 à Vevey. Denise, représentant l’Institut suisse de littérature jeunesse[2], souligne déjà dans son introduction au catalogue le travail de Delessert («une œuvre riche qui donne naissance à un univers surréaliste et onirique dont les composantes restent toujours logiques et accessibles aux enfants») et mentionne un côté international typique de l’évolution générale du livre d’images à cette époque.
Quant à moi, les premiers albums que j’ai acquis en français, en arrivant de mon Allemagne natale, furent un album de Hansi[3] et Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde d’Étienne Delessert qui venait de paraître en francophonie.

Nous avons dû faire connaissance avec Étienne lui-même peu de temps après… Il était venu des États-Unis avec sa femme Rita[4] et leur tout petit garçon, et je me rappelle une soirée très sympathique chez nous avec eux et notre fille Clara d’une douzaine d’années. J’ai gardé une lettre de Rita, reçue après leur retour aux USA, malheureusement, pour l’exactitude de ces souvenirs, elle n’est pas datée.
L’exposition ayant eu un grand succès, nous décidions, avec le directeur du musée Bernard Blatter[5] d’en faire une autre, consacrée à nouveau aux albums pour la jeunesse en 1989.
Pour cette exposition, intitulée Du Coq à l’Âne, Étienne Delessert s’était dit prêt à nous créer l’affiche, et Bernard Blatter se réjouissait d’accueillir cet événement dans un musée rénové, plus clair, avec des vitrines modernes, mieux adaptées à nos besoins. Denise von Stockar, toujours représentante de l’ISLJ en Suisse romande, et moi-même, toujours aussi passionnée du livre illustré, étions plus que curieuses ce qu’il allait nous proposer… Je me rappelle très bien le jour où cette œuvre originale d’Étienne arriva. Nous étions déjà en train d’installer des vitrines dans la grande Salle de la Verrière, lors que Bernard vint vers nous, visiblement ému, agitant une enveloppe brune, arrivée des États-Unis, comme un signe de victoire! Ce fut notre future affiche, et si elle n’avait pas encore les bonnes dimensions, elle était déjà d’une force inhabituelle: ce rhinocéros sortant avec un tempérament tout à fait sauvage d’un volume blanc, dont le signet n’était rien d’autre que sa queue… Oui, la composition entière frappait par sa grande originalité!
L’exposition fut un succès inespéré (avec encore plus d’affluence qu’à la première), et cela sûrement aussi grâce à la visibilité de notre affiche.
Un autre souvenir lié à l’artiste et au Musée Jenisch est, bien sûr, son exposition Prophètes et Charlatans en 1992. De courte durée, elle marqua les visiteurs par sa nouveauté, son côté absolu, par la noirceur du propos: Prophètes et Charlatans, le titre installe déjà le doute, sonne comme une formidable mise en cause des personnalités influentes du pays. Un univers menaçant aussi noir que l’encre qui les avait produits, le tout à peine sauvé par un humour grinçant. Un côté angoissant, énigmatique mais palpable – à ce propos, il faut relire les lignes de Bertil Galland et François Nourissier pour mieux comprendre le contexte biographique de cet accrochage. Manque dans le catalogue très sobre de cette exposition, la contribution que Bernard n’avait pas eu le temps d’écrire, déjà occupé comme il l’était par l’exposition suivante – les regrets furent grands des deux côtés!

À l’occasion de la dernière exposition de l’artiste au château d’Avenches (2006 ), Bernard s’est d’ailleurs rattrapé en le présentant lors du vernissage; à cette occasion, je me le rappelle très bien, il a créé pour Étienne l’attribut de «imagier», évitant soigneusement illustrateur, dessinateur ou graphiste. Malheureusement il n’y a pas de traces écrites de ses propos chaleureux, mon mari ayant l’habitude d’improviser ses discours, en se tenant à quelques «mots-clefs» sur des feuilles de papier minuscules qu’il ne conservait pas par la suite.
Entretemps j’avais reçu quelques-unes de œuvres d’Étienne Delessert en allemand: Notre ami le temps (texte de François Nourrissier), par exemple, était aussi fascinant en français que dans sa traduction en allemand (Unsere Freundin die Zeit) réalisée par Pierre Imhasly et éditée avec grand soin «Au Verseau». Délicates, ses aquarelles mettent ici en avant la problématique abstraite du sujet, accompagnent le texte en y mêlant son monde onirique qui évoque, sans distraire. Une collaboration, à mes yeux, exemplaire.
Autre bel exemple d’un livre illustré réussi, produit par le même éditeur, Die fünf Sinne (Des cinq sens pour la version française), texte de Jacques Chessex, traduit par Marcel Schwander. Si je reviens à ces cadeaux personnels, ce n’est pas seulement par gratitude tardive, mais aussi parce que je me rends compte que ce sont des titres peu connus du grand public, où Delessert s’adressait déjà aux adultes avec beaucoup d’autorité naturelle.
Grâce à des amis communs en France, nous nous sommes encore rapprochés sur le plan humain par la suite, et je n’oublie pas ses appels pleins de sollicitude pendant les années qui ont suivi le décès de mon mari.
Aujourd’hui La Corne de Brume que nous avons reçu également de sa main et que j’ai présenté dans un numéro de Parole[6] (2003) mérite toujours, à mes yeux, une place à part dans sa création. Dans mon exemplaire il a ajouté: «Une fable de Lakeville?». Le héros est bien un lapin, courageux et anxieux à la fois, et ses compagnons loin de n’être que mignons, sont plutôt des adolescents aux membres démesurés et aux gesticulations un peu effrayantes… La beauté de l’album provient des détails amusants de leurs occupations et, avant tout, des paysages époustouflants: lorsqu’on les contemple, les scrute vraiment, on peut ressentir toute la richesse des émotions avec laquelle l’artiste avait commencé sa nouvelle vie là-bas.

Mon activité pour la revue Parole a pris fin en 2014, mais j’ai pu encore présenter un ou deux de ses albums sur notre site.
Un dernier mot concernant ses quelques albums des dernières décades au contenu toujours plus philosophique, auxquels manque peut-être parfois la proximité immédiate avec les enfants de ses premiers titres (celui de sa collaboration avec le Professeur Piaget, les contes avec Eugène Ionesco, ou les petits Yok-Yok bien sûr…). Là, avons-nous toujours bien compris ce qu’Étienne voulait exprimer? Ne s’adressait-il pas plutôt aux parents qui lisent les textes avec leurs enfants? Ses préoccupations semblent devenues celles d’un adulte vivant dans un monde hostile, ses couleurs fortes traduisant une agressivité ambiante.
Mais les artistes ont souvent une longueur d’avance sur nous: n’ont-ils pas raison de souligner ainsi ce qui ne va pas? Dans l’évolution personnelle de L’Ours bleu (le titre de son autobiographie), il restera toujours quelque chose d’énigmatique qui résiste aux explications. L’album pour la jeunesse de pointe avait pris entretemps cette nouvelle direction, plus grave dans l’ensemble, plus go between dans ses arguments. Et a-t-il repensé à Thomas et l’infini, ce texte de Michel Déon qu’il avait accompagné en 1975 d’images si toniques, magnifiques de complicité, en partant lui-même pour son dernier voyage? Hélas, nous ne pouvons plus le lui demander!
*Ulrike Blatter
Née à Trennfurt, en Allemagne, Ulrike Blatter a suivi un baccalauréat classique puis une formation de libraire. Elle a exercé les métiers de traductrice (allemand-français) et de rédactrice responsable pour la revue critique Parole publiée par l'Institut suisse Jeunesse et Médias. Écrivaine et poète de l'intime, elle publie autant des textes pour la jeunesse que pour un public adulte, accordant une importance toute particulière au lien texte/illustration. Elle est membre d’honneur d’AROLE (Association romande de littérature pour la jeunesse).
Une riche exposition à l’Espace Arlaud

Depuis le 28 mars et ce jusqu’au 29 juin 2025, l’exposition Étienne Delessert. Illuminateur se tient à l’Espace Arlaud à Lausanne. Elle se déploie sur trois étages, eux-mêmes divisés en plusieurs salles. Celles-ci regroupent diverses œuvres d’Étienne Delessert en mettant l’accent à chaque fois sur une facette différente de son parcours. Les visiteur·euse·s découvriront, entre autres, une galerie de portraits, des illustrations colorées de livres pour enfants, des tableaux aux tons plus sombres et parfois en noir et blanc, des affiches culturelles et des unes de journaux mais aussi des pochettes musicales de Henri Dès, le tout signé Étienne Delessert. La visite sera également l’occasion de découvrir une sélection de tableaux du fonds des Maîtres de l’imaginaire mettant en avant des illustrateur·trice·s jeunesse dont Albertine, John Howe, Nicole Claveloux…

Enfants et adultes pourront profiter de feuilleter des livres mis à disposition aux coins des salles – on y retrouve notamment les contes illustrés d’Eugène Ionesco – et prendre le temps d’observer une des figures emblématiques de l’artiste, c’est-à-dire Yok-Yok, en (très) grand sur un mur. Les lecteur·rice·s de Ricochet y reconnaitront peut-être les même traits que ceux constituant la petite planète fleurie utilisée comme logo de notre site!
Infos pratiques : site de l'Espace Arlaud

Cátia Reis Da Costa
[1] Spécialiste de littérature jeunesse, Denise von Stockar a créé en 1978 le bureau romand de l’Institut suisse de littérature jeunesse (ISLJ), ancêtre de l’ISJM. Elle a aussi participé, en 1983, à la création de l’association AROLE. Elle a dirigé le bureau romand de l’ISJM jusqu’en 2003.
[2] L’Institut suisse de littérature jeunesse (ISLJ) a été fondé à Zurich en 1968 par Franz Caspar. En 2002, il fusionne avec la Ligue suisse de littérature pour la jeunesse (LSLJ), donnant ainsi naissance à l’actuel Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM).
[3] Jean-Jacques Waltz, alias Oncle Hansi ou Hansi (1873-1951), était un illustrateur, caricaturiste et aquarelliste alsacien. Connu pour opinions pro-françaises (et anti-allemandes), il a trouvé refuge en Suisse, notamment durant la Seconde Guerre mondiale. Il a signé plusieurs ouvrages à destination de la jeunesse, comme L’Histoire d’Alsace racontée aux petits enfants d’Alsace et de France (1912).
[4] Rita Marshall, directrice artistique des éditions Creative (États-Unis) depuis 1988, a reçu de nombreux prix pour son travail dans l’édition jeunesse. Elle a contribué à faire connaître des auteurs et illustrateurs talentueux, comme Roberto Innocenti ou Sarah Moon (et son Petit chaperon rouge photographique). Avec son mari Étienne Delessert, elle a signé notamment les albums J’aime pas lire! et J’aime vraiment pas lire!.
[5] Bernard Blatter (1939-2009) est né à Montreux. Il a suivi des études à l’École Cantonale des Beaux-Arts de Lausanne avant d’exercer l’activité d’architecte d’intérieur. En 1982, il a pris la direction du Musée Jenisch à Vevey, fonction qu’il occupera jusqu’en 2004. Son départ est marqué par la publication du texte d’Yves Bonnefoy, D’inoubliables années. Reconnaissance à Bernard Blatter, illustré de lithographies originales d'artistes réputés.
[6] Unique revue suisse francophone spécialisée en littérature jeunesse, Parole s’est distinguée par sa manière innovante d’aborder la création littéraire pour enfants et jeunes. Elle a été publiée entre 1985 et 2016.