Il était une fois un homme pressé

Au premier regard, pochoirs et gravure donnent à cet album un charmant petit goût de passé ! C’est qu’il s’agit d’un conte auquel la plume alerte d’Eric Pintus confère une belle énergie. L’histoire d’un homme qui, pour connaître le secret d’une vie réussie, s’empresse de courir vers l’oracle Seuluikissait pour recueillir de précieux conseils. Las, les conseils ne valent que s’ils sont compris et l’homme pressé, comme tous ceux qu’il croise sur sa route, en seront pour leurs frais… 

Pour cette aventure, la mise en valeur de l’argument est assurée par l’art d’un auteur-conteur, qui fait vivre au lecteur comme à l’auditeur chaque instant de cette course éperdue, terminant les dialogues de rencontres de la même formule ponctuée et d’autant plus lapidaire : « Il est parti. L’homme pressé. » Le texte lui-même est travaillé d’effets visuels qui valorisent la mise en voix : effets de taille et de couleur pour la police ; effet d’intensité avec des phrases en diagonale qui contiennent tout le mal-être de cet homme. 

Les techniques d’illustration variées rappellent la manière des premiers titres de la collection du Père Castor. Découpés, estampés, retouchés, poudrés d’une ombre noire qui les met en relief, les motifs sont colorés, contrastés, très expressifs, qu’ils soient personnages ou éléments de l’environnement, Donatien Mary use d’un ensemble de techniques qui donne à l’ensemble beaucoup de piquant et d’humour. L’association de personnages d’univers très différents, les chasseurs sortis tout droit de Pierre et le loup, la femme seule dans un désert peuplé de cactus, dont le costume évoque la tradition indienne, tout un bestiaire de désespérés entourent la silhouette rondouillarde et clownesque de l’homme au nez en bille rouge qui dépasse d’un chapeau melon. Sa moustache en crocs, sa bedaine sanglée dans une chemise à carreaux, et les petits souliers qui soutiennent l’ensemble apparaissent comme autant d’éléments disparates assemblés comme sur un pantin à fils qui gigote irrépressiblement sous les secousses d’une main invisible et pourtant très active.

Et le texte s’emballe, sous la plume de l’auteur, qui dit son récit autant qu’il l’écrit ; les phrases courtes s’accumulent, suscitant une farandole d’images, des litanies à scander. Soudain l’homme s’arrête. Le temps de la consultation, la voix de Seuluikissait se détache en bleu évanescent et résonne en ondes autour du corps fatigué qui bientôt se relève pour rentrer chez lui. L’image fige l’instant, et le cadre : l’homme se souvient enfin de ceux qu’il a laissés en plan, et parle pour eux. Donatien Mary garde le cadre pour y inscrire sur le même bleu passé leurs silhouettes noires comme dans un théâtre d’ombres. 

Mais l’homme pressé n’écoute déjà plus, concentré sur son propre sort. Et se remet à courir. 

« L’homme ne s’est pas arrêté. […] Dommage. » Le grand serpent de sa course slalome entre les cactus, empreinte rouge et jaune flamboyante. Mais l’homme n’a rien compris. Et son sort, finalement, résonne comme la morale de l’histoire lorsque, face au loup gigantesque, il s’arrête brusquement. 

La vision du spectateur se resserre sur la scène du petit théâtre imaginaire de l’illustrateur, les feuillages des arbres forment comme un rideau prêt à tomber sur trois sapins qui dansent la gigue sur un air de comptine. Les « coucous ! coucous  ! » ne scandent plus que l’absence. Une mise en images incroyablement expressive d’un conte de sagesse implacable. Chapeau l’artiste !