Le sang des lions

En ce début du XXIIème siècle, le monde tourne à l'envers. A cause du bouleversement climatique, l'Europe est exangue et une bonne partie de sa population survit dans les nombreux bidonvilles des mégalopoles déliquescentes. Grâce à la maîtrise de l'énergie solaire, l'Afrique prospère et devient Terre promise. Les anciens pays de l'Afrique australe et de l'est se sont regroupés en une puissante et riche fédération, l'Afrikwana. Cette Afrique attire les pauvres du nord mais les murs et les miradors l'isolent et refoulent ceux qui rêvent à une vie meilleure.
Dans cette Afrikwana, il existe des paradis pour les touristes fortunés d'Occident et de Chine : les “Magic Eden”. Ce sont de vastes parcs naturels, protégés par des dômes gigantesques, où l'on peut sans danger cotoyer les animaux , rendus inoffensifs par des manipulations génétiques. Les lions et les éléphants sont aussi doux que des peluches ! Ces parcs sont la fierté des dirigeants et un énorme enjeu financier. Pour les entretenir, des gardiens, des prisonniers, des traqueurs oeuvrent en coulisse.
C'est dans l'un de ces parcs, au pied du Kilimandjaro, que débarque Jef Cody, “dix-ans tout au plus à vue de nez [...], avec défi, voire insolence, au moment où son pied touche le tarmac, il lève son visage vers le soleil.”. Ce qui intéresse Jeff, ce ne sont pas les richesses, c'est la terre, la vie en Afrique. Il est réfugié, a vécu sa jeune vie dans un bidonville-jungle d'Europe, et s'est fait prendre en franchissant le mur. Il est à présent ouvrier disciplinaire : OD, et doit trimer plusieurs années dans le parc. Dès son arrivée, il se fait un ami, Shaka, le zoulou, OD comme lui, condamné pour subversion politique, et un ennemi, le gardien-chef Lémiso, un homme sadique et très dangeureux. Jef découvre peu à peu la vie au parc, la solidarité entre les ouvriers, la délation, le labeur éreintant, la lumière et la couleur de la terre, et le village de massaïs voisin. Il fait la connaissance de l'Ancien du village, Naphyal Ole Tutu, dont il se sent immédiatement proche, de sa petit-fille, Soïla, qui se veut une femme libre. Et puis il y a aussi Astrid, la fille du Traqueur du camp, qui le fascine ...
Mais bientôt le bel ordonnemencement du parc se fissure : on dit que les animaux deviennent dangereux, qu'ils attaquent les touristes. Les dirigeants les appellent des garous ; les massaïs disent eux qu'ils sont des animaux sauvages, comme autrefois, et qu'ils retrouvent leur dignité et leur liberté. La résistance s'organise. Jef doit choisir son camp et sa vie ...

Après Je suis ta nuit, publié chez le même éditeur, Loïc Le Borgne signe là un roman de science-fiction époustouflant et passionnant, qui est aussi récit d'aventures et initiatique. Sa projection de ce que pourrait devenir notre monde est également intéressante.: quel que soit le côté où se trouvent les richesses, si elles ne sont pas partagées, cela entraîne du désespoir, de la frustration, de la misère et des déplacements de populations prêtes à tout pour un minuscule bout de “paradis”. Cela permet aussi de faire réfléchir nos lecteurs sur ce qui se passe aujourd'hui chez nous, dans ce monde où poussent les murs et où les frontières se hérissent ... Le livre est aussi une réflexion sur les limites de la technologie, de la génétique, et sur la volonté de certains de contrôler la vie et la nature à des fins mercantiles. Enfin, et surtout, le roman est une magnifique invitation au voyage, à la terre africaine, à la découverte de l'autre, dans sa diffirence et dans son milieu de vie. Les personnages, qu'il s'agisse de Jef, de Shaka, du vieux Massaï ou de Soïla, sont denses, bouillonnants de vie et d'envie de résistance ; ils sont forts, charismatiques et extrêmement attachants.
Un livre à lire et à faire lire.