Les chaussures

Voici un album extrêmement touchant, oscillant entre poésie des mots et noirceur de l’illustration. Dans un style inédit, Gigi Bigot et Pépito Matéo évoquent la guerre, la fuite et la peur. Une noirceur ambiante qui s’immisce partout jusque dans le cœur d’une petite fille contrainte de se cacher, de s’enfoncer dans la pénombre des caves avant de tenter d’échapper aux bombes ennemies à travers la forêt. Cette histoire, c’est bien évidemment celle de la Seconde Guerre Mondiale. Toute l’originalité du récit, c’est de raconter ce terrible épisode vécu par une petite fille à travers sa paire de chaussures. Des chaussures qui sont effarées par cette violence et ce danger qui s’immiscent partout, privées de leurs petites joies quotidiennes, de leur légèreté et de leur insouciance. Il leur faut sans cesse fuir, résister au froid et à la panique.
« Elles étaient perdues. Perdues dans les rues d’une ville sans nom. Toutes recroquevillées dans la neige et le froid de l’hiver… Deux chaussures de petite taille qui ne voulaient plus avancer.»
C’est en ce point de vue inédit que tient l’originalité de cet album qui s’appuie sur une illustration soignée, élancée et fine. Isabelle Chatelard a composé un véritable travail d’artiste en adaptant son travail au sujet. Ses illustrations se font plus sombres, elles jouent sur les perspectives écrasantes et plongeantes grâce auxquelles les maisons, les murs, les arbres semblent infiniment plus hauts et inaccessibles qu’à l’accoutumée, rendant l’atmosphère étouffante et l’échappatoire impossible pour cette petite fille, tâche minuscule dans la page. Au tout début de l’histoire, il n’ait de couleur que le rouge des petites chaussures parmi les noirs et gris ambiants. Une noirceur qui s’estompe au fur à mesure, laissant d’abord place au blanc du manteau neigeux dans la forêt sur lequel se dessine l’ombre menaçante des avions bombardiers. Et la couleur de réapparaître petit à petit au gré du retour au calme, de la guerre qui se retire, de l’espoir qui s’installe et de la vie qui revient. Le dessin s’apaise, les perspectives retrouvent leurs dimensions habituelles et notre petite fille ses pommettes, sa joie de vivre et sa taille.