Bluebird
L'avis de Ricochet
A la mort de sa femme, Curtis quitte son emploi misérable et part avec sa fille Minnie sur les routes. Il devient « songster » et la petite avec lui. Cette vie de bohème n’est pas si mal, en comparaison de ce que subissent encore les autres Noirs du Sud américain des années 1940. Parce que Minnie s’est foulé la cheville, ils s’arrêtent quelque temps dans une plantation tenue par l’affreux Silas, membre du Ku Klux Klan. Minnie rêve, elle veut enregistrer un disque, elle veut chanter avec son « fantôme », le fils d’un gardien irlandais de la plantation.
Par un horrible concours de circonstances, Minnie voit son père battu par le Ku Klux Klan. Elle s’enfuit, prend le train de Chicago et entame une nouvelle vie. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que son père n’est pas mort, que Silas va disparaître, que les gardiens étaient en fait de braves gens prêts à donner leur liberté à tous les employés de la plantation… Mais Minnie se concentre sur son disque, et elle va tout faire pour devenir chanteuse de blues – peu importent le jazz et les nouvelles formes musicales –.
Les thèmes sont fascinants : musique portée par des âmes blessées, apartheid omniprésent, plus que brutal, et ambitions au long cours de personnages romanesques en diable. Sur cette matière riche, Tristan Koëgel a soigneusement choisi sa narration : qui parle, le moment où cette personne parle, et ce qu’elle choisit de nous dévoiler des événements. Les temps de parole de Minnie, de Nashoba, de Elwyn sont relativement longs, donnant la possibilité au lecteur de se plonger dans un quotidien qui nous semble lointainement disparu, et qui n’a pourtant même pas un siècle.
Le cœur de l’Amérique est là tout entier, de l’Indien parqué dans sa réserve à la Buick rutilante, symbole insolent de revanche, en passant par les armes vite dégainées pour un rien. Il y a aussi de l’absurde dans cette histoire de coopérative ouvrière qui fait fi de son propriétaire disparu, et le lecteur s’amuse avec Papy, avec McKinley (les personnages secondaires sont aussi nombreux que réussis).
Mais c’est la solidarité et l’amour qui vont évidemment sauver Minnie, devenue Bluebird. Sans oublier la musique, ce blues lancinant presque audible entre les lignes, ce blues qui transcende son apparente résignation pour mieux se lancer vers l’avenir. Il est partout dans le roman, que ce soient des extraits de chansons, un couteau émoussé sur des cordes de guitare, ou une description inspirée et presque violente. Superbe.
« Je regardais les Coupeurs de tête [un groupe musical] s’exciter dans leur costume impeccable. Ces gars-là avaient tiré des mules au pays des fous, les pieds dans la boue, ils avaient usé leur salopette en frottant dessus leurs mains pleines de cambouis, ils avaient vu leur père, leur mère, leurs amis frappés, humiliés, morts, et là, derrière leur cravate, c’étaient des princes. Cette machine infernale qui écrasait le club [à Chicago], c’était le Delta, le Delta électrique, mais le Delta quand même. C’était le hurlement de ceux qui prenaient leur revanche. » (Minnie, p. 210)
Présentation par l'éditeur
Elwyn est fils d’immigrés irlandais, Minnie, fille d’un chanteur itinérant noir. Ils se rencontrent dans une plantation, et tombent amoureux. Ils ont 13 ans, et ne savent pas que leur vie est sur le point de basculer. Quelques jours plus tard, en effet, Minnie assiste au passage à tabac de son père par des hommes du Ku Klux Klan. Effondrée, elle saute dans le premier train, en partance pour Chicago.