Les albums passe-murailles
La Foire du livre de Francfort, où se négocient d’innombrables droits, ouvre aujourd’hui ses portes. L’occasion de se pencher sur des livres vendus dans de nombreux territoires.
La Foire du livre de Francfort, où se négocient d’innombrables droits, ouvre aujourd’hui ses portes. L’occasion de se pencher sur des livres vendus dans de nombreux territoires.
Le Passe-muraille, c’est une nouvelle de Marcel Aymé. Adaptée plusieurs fois au grand écran, elle conte l’histoire d’un homme qui a le don de traverser les murs. Alors que s’ouvre à Francfort la célèbre «Buchmesse» où se négocient des droits pour le monde entier, et alors que les frontières ont plutôt eu tendance à se refermer, Ricochet s’intéresse aux albums» passe-murailles».
Les concurrences déloyales
Premier prix dans la catégorie des concurrences déloyales, Le Petit Prince de Saint-Exupéry n’est pas seulement le livre jeunesse le plus traduit au monde mais le livre tout court le plus traduit au monde, si l’on exclut les textes religieux. L’histoire du prince qui veut qu’on lui dessine un mouton aurait été traduite dans entre 380 et 482 langues et dialectes selon les sources. Ce qui vaut à la fable d’Antoine de Saint-Exupéry d’être répertoriée dans le Livre Guinness des records.
En septembre dernier, la plateforme éducative en ligne Preply a dévoilé le classement des dix livres les plus traduits au monde, et ce sont des œuvres pour enfants qui occupent les quatre premières places. Après Le Petit Prince viennent Pinocchio de Carlo Collodi, Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll et les contes de Hans Christian Andersen.
Une autre source, le magazine Babbel, confirme l’universalité des titres enfants ou pour tous: les six premières places du classement sont occupées par Fifi Brindacier et, plus étonnant, par Kon-Tiki de Heyerdahl (nous avons parlé du Kon-Tiki de Hesselberg dans un précédent article), Tintin et Astérix le Gaulois.
Un monstre au succès planétaire
Du côté des titres plus récents qui sont devenus des classiques, on trouve un monstre, le Gruffalo imaginé par un duo international. La britannique Julia Donaldson et l’Allemand Axel Scheffler ont fêté en janvier dernier la 110e traduction de l’album. Dans la longue liste des traductions, on trouve des langues comme l’afrikaans, le norvégien ou le bengali mais aussi des dialectes comme le corse ou le guernesiais.
Un livre qui est plus qu’un livre
Et du côté francophone? Des points, des traits, des taches, des gribouillis; du rouge, du jaune, du bleu, du noir. Le titre de cet objet conçu, écrit et dessiné par Hervé Tullet, sorti en 2010 aux éditions Bayard est trompeur. «Un livre est bien plus qu’un livre», confirme Géraldine Hummel, responsable des partenariats internationaux chez Bayard. «Cet ouvrage interactif unique est devenu un phénomène éditorial mondial et a été traduit en 42 langues», précise-t-elle. Depuis 2010, Un livre s’est vendu 3,3 millions de fois hors France. Le secret du succès? «Difficile de dire pourquoi soudain un titre au milieu de tant d’autres parle au plus grand nombre partout dans le monde», reprend Géraldine Hummel, «mais peut-être la recette du succès est-elle contenue dans les ingrédients de l’objet: simplicité, interactivité, créativité et humour». Des atouts qui ont convaincu les jeunes lecteurs·rices mais aussi leurs instituteurs·rices qui utilisent l’album comme support pour des ateliers créatifs dans le monde entier.
Dix ans de succès international pour un petit cœur
Le plus grand succès à l’étranger de La Martinière jeunesse? «Dans mon petit cœur », répond sans hésiter Pascale Charpenet, chargée des droits étrangers. Le titre écrit par Jo Witek a été vendu dans 22 langues (dont l’hébreu ou le thaï), à plus de 2 millions d’exemplaires. «Difficile de dire pourquoi», reprend Pascale Charpenet. «Le format du livre avec ses découpes en forme de cœur a été un atout, le sujet (les émotions) a aussi joué, ainsi que le style d’illustrations de Christine Roussey, différent de ce que l’on voit souvent mais qui reste accessible».
Aux États-Unis, l’album est offert au moment de la Saint-Valentin, donc pas uniquement à des enfants. Énorme succès, il s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et a été réimprimé 32 fois. L’éditeur islandais, en vacances en Espagne, a été conquis par l’édition espagnole. Grâce à une grosse coédition avec d’autres éditeurs étrangers, une édition islandaise de 1200 exemplaires a ainsi pu voir le jour. «Les autres titres de la série sont bien vendus aussi, mais avec tout de même moins de succès», conclut Pascale Charpenet qui rappelle que l’on fête les 10 ans de la série en France.
Un chat très bête, une grande fabrique de mots et des monstres qui se lavent les dents
«Du côté de Seuil Jeunesse», poursuit pascale Charpenet, «nous avons le classique de Gilles Bachelet, Mon chat le plus bête du monde, traduit en 17 langues». Le titre date de 2004 et fait plutôt partie du fonds de la maison d’édition. Avec 50 000 exemplaires vendus, il peut être considéré comme un classique en France. Gilles Bachelet a d’ailleurs gagné le prix La Grande Ourse en 2019.
En Belgique, Alice Éditions se réjouit du succès de La grande fabrique de mots, écrit par Agnès de Lestrade et illustré par Valeria Docampo qui a été vendu dans 32 territoires/langues. «Sans doute est-ce dû à l’universalité de l’histoire, au caractère simple et mignon du texte et bien sûr à la beauté des illustrations», explique Marion Terraz, responsable des cessions et éditrice.
Aux éditions Mijade, on retrouve le livre à l’origine de cet article. Étonnée de tomber sur la version lituanienne d’un album d’un éditeur belge en débarquant à l’aéroport de Vilnius, je me suis intéressée à la carrière internationale de Même les monstres se brossent les dents. Son autrice Jessica Martinello est italienne, son illustrateur Grégoire Mabire est belge, et le titre s’est vendu 28 fois. Pourquoi? «Sans doute parce que le brossage de dents est un sujet universel auquel chaque enfant est confronté», explique Aline Demeulenaere, responsable de la vente des droits de l’éditeur Mijade. «Le sujet est abordé avec humour. On dédramatise sans se montrer moralisateur», poursuit-elle. Un second tome du même duo, Même les monstres rangent leur chambre est déjà traduit en 17 langues.
Exports belges: Maman, C’est moi le plus fort! et Akim court
Autre «passe-muraille» chez Mijade, Maman d’Hélène Delforge et Quentin Gréban. «Le nombre de langues – 26 – est peut-être moins élevé», commente Aline Demeulenaere, «mais au total, nous approchons les 300 000 exemplaires vendus. Maman est pour l’instant, notre long-seller numéro 1».
Toujours en Belgique, aux éditions Pastel, c’est Mario Ramos le plus fort, puisque son titre, C’est moi le plus fort!, a été traduit en 23 langues. Plus récemment, C’est mon arbre d’Olivier Tallec s’est vendu dans 13 langues. «C’est très humain», explique Muriel d’Oultremont, «le sens de la propriété, le partage, vouloir se protéger des autres et aussi bien sûr le côté humour décalé». Avant d’ajouter: «Mais le livre dont je suis le plus heureuse qu’il ait été traduit dans 12 langues, vu sa thématique, c’est Akim court de Claude K. Dubois. Il a même remporté le Prix de littérature jeunesse dans la catégorie album en Allemagne».
Prendre, donner et surtout aimer
Retour en France, chez Les Grandes Personnes où Sabine Louali cite Prendre & donner de Lucie Félix. «Ce titre, qui a un grand succès en France, provoque une sorte de coup de foudre. Sa simplicité graphique, son intelligence, sa construction l’imposent comme une évidence», raconte Sabine Louali, vendeuse de droits. Pourtant, Lucie Felix n’a été traduite «que» dans 13 langues. «Il faut distinguer la cession, que nous ne faisons presque jamais, de la coédition», explique Sabine Louali, «nos livres sont des objets trop chers et compliqués pour des tas de pays». Alors que la Foire de Francfort ouvre ses portes, la vendeuse de droits expérimentée qui exerce ce métier depuis 1990 aurait-elle un bon conseil à donner? «Il faut bien identifier les potentiels acheteurs, pas si nombreux», répond Sabina Louali, «et surtout, il faut aimer les livres que l’on vend».