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Fabian Menor, le bédéiste qui croque le monde avec passion

L’auteur visuel genevois a d’abord publié avec succès sa première BD, Élise, à vingt-deux ans. Il est ami avec Zep, maîtrise aussi bien une animation en direct dans une boutique de luxe qu’avec l’Orchestre de la Suisse italienne, a imaginé la première affiche de l’Escalade en noir et blanc et mis en images Derborence de Ramuz, en le dépoussiérant un peu au passage. Rien ne l’arrête, si ce n’est le fait qu’une journée ne comprend que vingt-quatre heures.

Article Fabian Menor
Véronique Kipfer
4 mai 2023

Grand amoureux de la cité de Carouge, le bédéiste Fabian Menor m’a donné rendez-vous «au fond du restaurant l’Almercato, où on sera tranquilles pour discuter». En réalité, un groupe de clientes, assises juste à côté de notre petit salon particulier et particulièrement heureuses de se retrouver, va colorer notre rencontre de conversations tapageuses et de bruyants éclats de rire. Illustrant ainsi, sans le savoir, «le côté joyeux, vivant et très latin de la ville», tant apprécié par l’artiste visuel. «Je suis mexicain par mon père, et franco-espagnol par ma mère», explique ce dernier en repoussant ses boucles noires, qui lui retomberont régulièrement sur le front au fil de notre conversation. «J’ai hérité de cette dernière, qui m’a élevé seule, mes envies d’ailleurs et la passion du dessin, et de mon sang latin, le goût des couleurs vives.» C’est pour cela que Carouge lui tient particulièrement à cœur: «J’y ai grandi de dix à treize ans et j’y suis revenu très régulièrement ensuite, car j’y avais la plupart de mes copains», se souvient-il avec un sourire. «J’y ai maintenant installé mon atelier, dont je partage l’espace avec sept autres artistes. Saviez-vous que Carouge a été reconstruite au dix-huitième siècle par des architectes italiens, sur le modèle d’une cité méditerranéenne? C’est ce qui lui donne encore aujourd’hui cette âme particulière, qui subsiste malgré le fait que sa population a beaucoup changé au fil des années.»

Fabian Menor portraits
Le bédéiste Fabian Menor souriant dans un rayon de lumière ou concentré à sa table de travail (© Véronique Kipfer)

La liberté de créer sans contrainte temporelle
Assis au bord du fauteuil en velours devant une simple bouteille d’eau, il hausse un sourcil amusé lorsque la discussion enflammée de nos voisines tend parfois à couvrir la nôtre: «C’est pour cela que je ne viens jamais travailler dans les cafés: je suis bien trop vite déconcentré», remarque-t-il sereinement. «J’adore être avec des gens, mais j’ai aussi souvent besoin de calme pour me ressourcer et trouver des idées. C’est pour cela que quand je le peux, je m’occupe de l’exécution artistique le matin, de l’administration en milieu de journée quand j’ai moins d’énergie, et de la création artistique le soir, quand les autres collègues sont partis.» Sans oublier, la plupart du temps, une petite sieste très méridionale en milieu d’après-midi sur le canapé en tissu «très confortable», placé dans un coin de l’atelier… «En fait, je n’ai jamais de programme fixe», souligne-t-il. «J’ai des dead lines, bien sûr, mais quand je crée, mon temps est élastique. Je suis hors système: hors vacances, hors horaires… et je réalise que cela me rassure d’être libre.»

À la rencontre de Zep
Une liberté d’action toute nouvelle pour Fabian Menor, qui a d’abord affronté les exigences et plannings scolaires habituels: élève rêveur à l’école primaire de la rue Jacques-Dalphin, c’est là qu’il voit deux fois Zep de loin, ce dernier ayant alors son atelier juste en face – il s’est d’ailleurs inspiré du bâtiment pour dessiner l’école de Titeuf. Le jeune garçon n’ose pas lui parler, mais, après plusieurs échanges sur son site et une rencontre à BDFIL, il lui envoie un mail un an plus tard. Zep lui répond et l’invite à son atelier, où le petit Fabian lui montre ses dessins. L’auteur le conseille et le soutient, lui permettant même de publier régulièrement des strips de son personnage Pancho deux ans plus tard – l’année de ses quatorze ans – dans le journal de Lancy.

L’histoire de sa grand-maman
Après sa scolarité obligatoire, Fabian Menor suit une formation de graphiste au Centre de formation professionnelle Arts de Genève, avant de faire partie en 2017 de la toute première volée d’étudiants de l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration, parrainée entre autres par son mentor. Ce dernier, membre du jury, est ainsi chargé d’évaluer son travail de diplôme, La lanterne rouge: l’histoire de sa grand-maman lorsque, petite écolière timide dans les années 50, elle subissait régulièrement les humiliations de son institutrice. Un récit délicatement illustré de dessins à l’encre de Chine, esquissant en quelques traits le difficile quotidien d’une préadolescente qui oscille entre enfance et âge adulte. «Depuis, Zep et moi sommes devenus amis», souligne le jeune homme. «Je lui dois énormément, et je trouve admirable que quelqu’un de si connu soit resté si simple et adorable, au point d’accepter spontanément de rencontrer un enfant et de le conseiller.»

Une première BD reçue avec les honneurs
Repéré par la directrice des éditions La Joie de Lire, qui fait elle aussi partie de son jury de fin d’études, le jeune artiste visuel retravaille ensuite son projet de diplôme à la demande de cette dernière. Au total, cinq mois de travail acharné avec l’équipe éditoriale, à coup de deux planches quotidiennes. Et au final, Élise: une BD dont la publication en octobre 2020 remporte un grand succès, ainsi que le Prix Caran d’Ache – constitué d’une boîte de quatre-vingts crayons de couleurs – et la nomination aux Prix suisse du livre jeunesse et prix Töpffer de la jeune bande dessinée.

Fabian Menor livres
«Élise» (© La Joie de lire), «Seuls en exil» et «Derborence» (©Helvetiq): les trois premiers ouvrages de Fabian Menor

De la boutique Chanel à la découverte du Bénin
Depuis, bouillonnant d’idées et curieux de tout, Fabian Menor enchaîne commandes et travaux personnels. «Je suis toujours à la recherche de styles différents au crayon, à la gouache, à l’aquarelle. L’outil est comme un partenaire, un ami qui te permet à chaque fois de raconter une histoire différente: le pinceau est lisse, la plume gratte, le crayon est plus spontané, plus rapide. J’aime aussi particulièrement travailler sur le papier, c’est plus intéressant car il peut arriver des accidents qui mènent ailleurs.» Le jeune homme exerce également son art dans des domaines extrêmement variés: affiche de l’Escalade l’an passé – «c’est la première qui était en noir et blanc» –, illustrations du témoignage de trois jeunes migrants non accompagnés dans Seuls en exil, publié en octobre dernier chez Helvetiq. Mais aussi, entre autres, animation artistique à la boutique Chanel à Genève, correspondance et rencontre avec l’auteur béninois Djamile Mama Gao, et illustration du podcast de la RTS «Millie D.». «C’est intéressant, car je rencontre des gens de tous les milieux et de toutes les cultures. Et j’aimerais pouvoir rallonger les journées, pour pouvoir mener encore davantage de projets! Quand tu commences à travailler, c’est incroyable comme ta notion du temps change de celle que tu avais à l’école: avant, une période de deux heures me paraissait interminable, et je bouclais un dossier en quelques mois. Maintenant, une année passe en un clin d’œil et je réalise que c’est un délai minimal pour faire une BD.»

Un roman graphique et minéral
C’est ainsi que, mandaté par les éditions Helvetiq, il a fait naître en un an, justement, tout un univers visuel du mythique Derborence de Ramuz. «J’ai pu choisir le titre que je désirais illustrer», explique-t-il. «Je ne l’avais jamais lu avant, mais j’ai tout de suite été attiré par son côté “caillou”, assez rèche. Je ne voulais pas une montagne florale façon Heidi et j’ai ainsi utilisé un pinceau un peu abîmé et de l’encre de Chine, pour prêter cet aspect très minéral au roman. J’ai ensuite ajouté des couleurs sourdes à l’ordinateur. Le plus difficile, quand on adapte un livre en images, c’est d’être fidèle à l’époque, avec ses vêtements et sa structure architecturale. J’ai visionné des archives, mais elles ne me permettaient pas d’avoir des informations visuelles précises sur ce que je voulais dessiner, alors j’ai utilisé le pinceau car celui-ci donne une intention, des impressions. Je me suis laissé ainsi une liberté graphique pour me concentrer sur la narration. J’ai d’ailleurs aussi réécrit certaines scènes et certains passages, en les simplifiant: ce qui peut être lu facilement quand c’est intégré dans un roman est soudain mis en relief quand ça accompagne un dessin. Et ça paraissait bizarre que des paysans tiennent des dialogues trop soutenus.»

Fabian Menor devant son ordinateur
L'artiste travaille aussi bien de manière «manuelle» qu'à l'ordinateur (© Véronique Kipfer)

Incursion dans le monde des seniors handicapés
Paru en mars 2022, ce roman graphique lui paraît pourtant déjà lointain. Le jeune bédéiste est maintenant plongé en priorité dans un tout autre monde, celui des seniors. «C’est une idée de Thierry Ruffieux, qui était mon chef lorsque j’ai effectué mon service civil à Meyrin. Sa femme travaille dans un foyer qui accueille des personnes âgées malvoyantes ou aveugles, et il s’est dit que ce serait intéressant de faire un livre sur le sujet. L’État a financé une partie du projet et il faut je cherche le reste des fonds, mais j’ai longtemps été bloqué car je ne trouvais pas d’angle. J’en ai parlé dernièrement avec Zep, qui m’a conseillé d’oublier que c’était une commande et de raconter une histoire à ma manière, comme je le ferais lors d’un projet personnel. Du coup, comme je ne voulais faire ni un travail journalistique, ni un livre artistique, j’ai décidé de créer une fiction à partir des échanges que j’ai eus et des situations que j’ai vécues là-bas.»

Les yeux brillants, Fabian Menor nous dévoile alors son «pitch»: «J’aimerais bien fantasmer un peu la vieillesse: oui, c’est triste d’être âgé et malvoyant, mais il y a aussi des aspects joyeux que je vais mettre en évidence. Par exemple, les personnes que j’ai rencontrées adorent les livres audio, manger toutes ensemble et choisir leur repas le jour de leur anniversaire. Je vais donc raconter l’arrivée d’une résidente malvoyante qui amène de la vie dans le foyer, puis dont le handicap s’aggrave et qui se fond ainsi peu à peu dans le décor. Alors une autre résidente arrive, c’est un cycle…  Je pense que j’ajouterai aussi une histoire d’amour, avec des résidents qui se glissent en douce la nuit dans une autre chambre. En fait, quand on est auteur, il est possible d’écrire plein d’histoires fictives à partir de faits réels!»

Un métier intense, mais peu reconnu
Outre ce nouvel ouvrage, Fabian Menor a déjà agendé à Lugano, en mai prochain, douze concerts de l’Orchestre symphonique de la Suisse italienne destinés aux enfants, durant lesquels ses dessins en direct seront filmés et projetés sur grand écran. Il se rendra aussi à Lausanne du 5 au 7 mai pour le Festival BDFIL, afin d’y présenter ses ouvrages Derborence et Seuls en exil. «Cela représente beaucoup de travail, mais j’accepte toutes les offres car tout nouveau projet me passionne. De toute manière, on n’arrête jamais, dans ce métier!  Et pourtant, qu’en tant que bédéiste, on n’a aucun statut officiel. Le sujet est d’ailleurs en train d’être débattu par les associations à Berne. Par ailleurs, nous ne sommes pas forcément payés à tous les festivals et séances de dédicaces, et nous ne gagnons qu’un franc ou deux par livre dédicacé.»

Entre crayons, stylos, pinceaux et ordinateur
Après deux heures de discussion, nous quittons le café – nos voisines sont toujours vissées à leur chaise –, pour nous rendre dans son atelier, situé à quelques rues de là. À son passage, les sourires fleurissent et les mains se tendent: avec sa gentillesse et sa simplicité, le jeune auteur semble très apprécié dans le quartier. Arrivés devant le bien nommé «bâtiment des artisans», datant du début du siècle, nous montons les escaliers jusqu’au dernier étage. Se dévoile alors un vaste atelier sur différents niveaux, dont les verrières offrent une magnifique échappée sur les toits et que Fabian Menor partage entre autres avec Aloys et Wazem, qui viennent nous saluer et blaguer avec leur collègue.

Juste à l’entrée, sous un vasistas, les deux tables de travail du jeune homme: à gauche, celle où il dessine, à droite, celle qui supporte son ordinateur. Sur l’écran, son dernier dessin en date: «Je m’y suis montré en train de courir dans la rue Sain-Joseph, tenant en laisse ma chienne Radja. Cette œuvre va être utilisée dans le cadre d’un parcours dessiné, qui sera mis en place prochainement à Carouge». Entre les deux bureaux, un fauteuil rouge à roulettes: «Quand ça m’ennuie de travailler devant l’écran, je n’ai qu’à me tourner pour me défouler sur mes carnets. J’y dessine alors tout ce qui me passe par la tête: portraits, paysages, croquis tirés de photos ou de logos… en fait, quand on aime le visuel, tout est inspirant.»

Fabian Menor atelier et dessins
Fabian Menor avec son dernier dessin en date, une partie du matériel de création du jeune l'artiste et des carnets bien remplis... (© Véronique Kipfer)

Des inspirations venues du monde entier
Placardés contre le toit mansardé et une armoire ou posés sur le rebord de la fenêtre, des affiches, dessins et objets variés témoignent de ses rencontres, de ses découvertes et de son enfance: figurines de Peter Pan et Scoubidou, petite tête de mort mexicaine façon Frida Kahlo en terre cuite, reproductions de Cuno Amiet, «un artiste suisse que j’adore», masque du Bénin offert par son ami Max Lobe, gros ouvrage arc-en-ciel sur Mexico, esquisses du célèbre animateur américain Floyd Norman, qu’il est allé rencontrer en 2017 – «J’ai toujours aimé le film d’animation. Plus jeune, je rêvais d’ailleurs de travailler aux studios Pixar. Mais c’est devenu tellement commercial que cela ne m’attire plus. Toutefois, le film d’animation et le livre jeunesse sont les deux formes de narration que je souhaiterais particulièrement traiter par la suite.»

À sa gauche, parmi différentes cartes postales et prises de vue, un portrait de Walt Disney et une magnifique photo de sa tante, crânement coiffée d’un stetson: «Je les aime bien, cela me fait une compagnie. Ils me regardent travailler, et me protègent tous les deux…»


Pour aller plus loin
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Fabian Menor

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