Rascal: «On peut tout dire, mais à hauteur d’enfant.»
Le 19 août dernier, l’excellent Rascal s’est connecté à Ricochet via Zoom. Nous avons rencontré un passionné qui, à 65 ans et après plus de trois décennies passées à écrire et illustrer, continue de livrer hardiment les histoires qui l’habitent. Ce grand monsieur de la littérature jeunesse, plein d’humour et de profondeur, nous a raconté quelques étapes de sa carrière, et partagé un peu des valeurs qui l’animent. Tout chez lui est teinté d’une jeunesse élégamment «punk» et toujours sensible, qui ne se mesure pas en nombre d’années, mais à la capacité à rester en lien avec le monde qui l’entoure.
Le 19 août dernier, l’excellent Rascal s’est connecté à Ricochet via Zoom. Nous avons rencontré un passionné qui, à 65 ans et après plus de trois décennies passées à écrire et illustrer, continue de livrer hardiment les histoires qui l’habitent. Ce grand monsieur de la littérature jeunesse, plein d’humour et de profondeur, nous a raconté quelques étapes de sa carrière, et partagé un peu des valeurs qui l’animent. Tout chez lui est teinté d’une jeunesse élégamment «punk» et toujours sensible, qui ne se mesure pas en nombre d’années, mais à la capacité à rester en lien avec le monde qui l’entoure.
Rascal, c’est un alias qui va bien à Pascal Nottet. C’était d’ailleurs son surnom dans la vie avant d’être son nom d’auteur. Il est un peu un enfant terrible de la littérature jeunesse, et cela ne l’a pas empêché de réaliser une carrière impressionnante. Pour lui, «le métier de raconteur d’histoires, c’est aussi pour mettre en mots des silences». L’auteur n’a pas peur de s’attaquer à des sujets délicats. Facétieux, il nous avoue que rien ne l’ennuierait davantage que de faire un album sur la dangerosité des prises électriques.
Rascal, c’est Pablo, Buffalo kid, Les trois petits cochons, ou encore Paul Honfleur. Des récits loin du style policé que l’on rencontre parfois et qui sortent des sentiers battus. Il est l’un des auteurs-illustrateurs jeunesse francophones les plus productifs et récompensés de ces dernières décennies, mais il se préserve d’un académisme trop propret et des dangers du formatage. Aujourd’hui autant qu’à ses débuts, il suit son intuition et essaie de nouvelles techniques. «J’ai vu une mère de famille qui postait sur Instagram ses images réalisées avec une Gel Press[1]. Je me suis dit que c’était intéressant, et finalement toute la couleur de mon prochain projet a été faite à partir de ça», nous dévoile-t-il en avant-première.
Provoquer le destin
Celui qui a très tôt eu un besoin viscéral d’indépendance raconte: «J’étais un élève brillant jusqu’à 12 ans, et puis, il y a eu les filles…». Guidé par ses sentiments et avide de liberté, le jeune Rascal habite seul dès l’âge de 17 ans. Il déteste l’école et les débouchés qu’elle lui laisse entrevoir ne lui donnent pas plus envie, à part le métier de sage-femme. Ce sera pour une autre vie! Le futur créateur de livres veut tracer sa propre route.
Le temps passe, Rascal dessine à-côté de son activité de sérigraphe, mais rien de «sérieux». Grâce à son travail, il découvre Édith, René Hausman, Ian Pollock… et surtout Tomi Ungerer et Les trois brigands, qui lui ouvrent une porte sur l’univers de la littérature jeunesse, et plus encore. «J’en étais, comme dans le livre, au moment de ma vie où j’avais la possibilité de rétrocéder une richesse que je possédais mais qui était en jachère, comme les pièces d’or dans les coffres de l’album d’Ungerer». À cette lecture, le futur auteur-illustrateur se reconnecte à une part de lui: «C’était un peu comme l’enfant qui réveille l’adulte». Il se souvient soudain de ses rêves.
Des aventures plein la tête mais seul avec son projet, Rascal se met à l’écriture, pour habiller ses dessins. Vivre ses rêves n’est pas un simple jeu d’enfant. L’auteur-illustrateur se remémore ses débuts en littérature jeunesse: «J’ai commencé par faire des livres de peureux». Il poursuit: «Avec Toto, illustré par Claude K. Dubois, paru en 1992, j’ai écrit ma première "vraie" histoire». Cette expérience le comble et la réalisation de ses livres continue aujourd’hui d’être quelque chose de «merveilleux». «C’est beau de se dire que l’on est rempli d’histoires et qu’il suffit d’aller les chercher, de leur donner une structure pour en faire des livres», décrit-il.
Au début de sa carrière, porté par sa passion, le talentueux trentenaire n’hésite pas à y aller au culot avec plusieurs des artistes qu’il admire. «J’ai su, par exemple, que le grand Ian Pollock faisait une exposition à Bruxelles et je suis allé lui proposer une collaboration, directement. Il a été d’accord, à la condition que je l’emmène dans le bar le plus pourri de Bruxelles», nous raconte-t-il en souriant. Ses collaborations sont pour l’artiste de petites épopées, où les rencontres sont aussi importantes que le résultat et en sont déterminantes.
Franchise et tendresse
Les livres de Rascal naissent ainsi parfois dans des lieux improbables, et pourtant loin d’être désertés par les éclairs de génie! Émotions voit le jour suite à une nécessité éducationnelle, tandis qu’Histoires simples émerge lors d’un voyage, ou que d’autres de ses ouvrages s’esquissent lors d’échanges passionnés entre amis. Et tous puisent dans la même philosophie: la nécessité de mettre en lumière ce qui est réellement, pour les plus jeunes et ceux qui souhaitent le rester un peu.
L’auteur-illustrateur comprend mal pourquoi il serait inacceptable de parler de mort ou d’amour aux enfants. «J’ai fait un livre avec un photographe décédé, qui s’appelle Hubert Grooteclaes, via sa fille», explique-t-il. «On s’y demande notamment comment grandir sans son parent, si on y pense chaque jour ou si cet amour peut être remplacé». L’album a été loin de faire l’unanimité et ces résistances échappent à l’auteur-illustrateur, pour qui communiquer, également autour de ce qui est dramatique ou gênant, est essentiel. «On peut tout dire, mais à hauteur d’enfant», résume-t-il avec une infinie tendresse pour les petits. Selon l’artiste, c’est faisable avec la juste dose de simplicité et la structure adaptée.
Pour autant, pas question de faire le travail à moitié; simplicité n’est pas simplisme: «Les enfants méritent ce qu’il y a de plus beau dans ce monde», affirme Rascal. Mais à propos de quelque sujet que ce soit, comme dans Pablo, «n’importe quel enfant doit apprendre qu’on ne peut pas vivre à tombeau ouvert, qu’un masque est parfois nécessaire», explique l’auteur-illustrateur, en référence au petit poussin du livre qui conserve un petit bout de sa coquille «pour les jours où»...
Aussi, dans l’album Émotions, sorti en 2021, il dresse un imagier, en noir et blanc, des émotions que l’on traverse au fil des jours. Accompagné uniquement des noms de ces dernières, écrits en lettres minuscules, un fil, au rendu à la fois fragile et poignant, prend la forme d’un cœur, d’une boule ou d’une larme, se tord et finit par être rompu, en quatrième de couverture, par un coup de ciseaux. Essentiel, poétique, c’est un livre universel, qu’il est bon de parcourir, à n’importe quel âge. S’il communique à propos de ce que nous avons de plus intime, il le fait par un graphisme novateur et avec énormément de subtilité. Autant d’images qui peuvent s’avérer être des outils pour grandir.
«Le monde est un mystère»
Rascal s’adresse à tous et toutes, conscient que ce sont bien souvent des adultes qui lisent l’histoire à l’enfant: «Je n’ai pas envie qu’on s’ennuie en lisant mes livres!», dit-il. La beauté de l’écriture, la musicalité, font partie des soins généreux et méticuleux qu’il apporte à ses créations. «Quand j’écris, j’écris à voix haute», raconte-t-il. Le cœur de cible, par ailleurs, n’est pas un paramètre qui lui importe. L’auteur-illustrateur invente des univers ouverts à tous, et non des produits. Il aime que nous les parcourions avec émerveillement, étonnement ou qu’ils provoquent une réflexion. L’artiste ne cherche pas à les rendre rentables ou lisses, malgré des contraintes éditoriales inévitables.
Non sans profondeur, il balance: «Le monde est un mystère. On trouve ça normal d’être vivants, de se parler; mais non, ça ne l’est pas!». L’artiste est un vrai sensible, qui s’étonne sans cesse de l’(extra)ordinaire improbabilité de la vie. Son engouement et sa curiosité ne se sont pas évanouis à l’âge adulte. Ses livres sont un fin mélange d’évidence et de formidable, des livres de poète. Il floute par ailleurs habilement les limites du manichéisme, offrant des ouvrages à la fois denses et accessibles.
Le sexagénaire se souvient d’Eva ou le pays des fleurs, qui n’est aujourd’hui plus publié, dans lequel rire et violence s’entrechoquent et s’entremêlent. «Les choses sont plus complexes qu’elles n’y paraissent, c’est souvent trop simpliste de définir que le bien est ici tandis que le mal est là», nous dit-il.
Pour son nouveau livre, Tout près, très loin, Rascal a d’ailleurs travaillé sur les contraires, à base de cercles… une seule et même forme pour décrire les antagonismes, avec des échos à Calder et Delaunay. «Si je dessine un gros cercle à côté d’un petit, tous les enfants du monde percevront la différence de taille», explique-t-il. Une universalité plus que bienvenue. L’artiste plaisante: «Je ne pourrais pas non plus me permettre de faire du Malevitch, mon éditrice ne me suivrait pas jusque-là!». Même si rien n’est trop beau, ni trop abscons pour nos petites têtes.
De Mons à Essaouira
Rascal habite aujourd’hui à Mons, ville belge proche de Maubeuge. Après avoir vécu à Nice, il est soulagé de retrouver un endroit plus dynamique, festif, à la vie estudiantine riche. Cette jeunesse, qu’il cherche à comprendre autant qu’il estime, il aime la voir faire évoluer les droits de femmes et des personnes homosexuelles, ou s’adonner au street-art.
Par l’intermédiaire de son fils, il a découvert Banksy ou Blu, non sans un brin d’exaltation, tant pour le côté démocratique de la pratique, que pour les messages qu’elle véhicule. «C’est fabuleux de taguer "boring" sur les murs d’un site administratif», s’enthousiasme-t-il. Dans Je suis fort dans un domaine qui n’existe pas, qu’il a illustré pour Simon Allonneau, il s’essaie – avec succès – au calligraffiti. Expérimentateur, Rascal nous confie adapter sa technique en fonction de ce qu’il souhaite raconter. Chaque livre a son propre langage.
Fidèle à sa vision lucide et subtile, les mains de Léopold II peintes en rouge, dans sa petite ville, ne l’ont pas choqué, mais il en serait resté là[2]. «À la Rochelle, il y a une stèle et des noms de rues à la gloire de ce passé colonial, mais toutes accompagnées de plaques explicatives, qui remettent dans le contexte et je trouve que cela est juste. C’est une situation extrême d’en arriver à déboulonner des bronzes», dit-il. À propos de la cancel culture, l’artiste résume: «On ne devrait pas effacer ce qui fut. Personne n’est blanc, personne n’est noir». Cela sonne comme un appel à une forme de sodalité qui dépasse la dualité clivant toujours plus les foules.
Cet amoureux du Maroc et de sa culture, qui l’ont notamment inspiré pour Histoires simples (2018), recueil de contes crus et merveilleux – ni trop belges, ni trop marocains – qu’il a rédigés à Essaouira, songe à fuir la grisaille et le froid hivernaux de la Belgique pour les contrées chaleureuses et effervescentes du royaume d’Afrique du Nord. Nous n’avons plus qu’à nous réjouir qu’il nous fasse découvrir les mille et un trésors qu’il y dénichera!